Démaillage du réseau ferroviaire : la grande liquidation des itinéraires alternatifs
La division par deux de la longueur du réseau ferroviaire français originel – de quelque 50.000 km à environ 25.000 km – a non seulement privé d’innombrables localités, souvent importantes, de leur accès au chemin de fer fret et voyageurs, mais a aussi liquidé nombre d’itinéraires alternatifs aux grands axes. Les régions Auvergne-Rhône-Alpes, Occitanie et Provence-Alpes-Côte d’Azur, étudiées par Raildusud, sont d’autant plus concernées qu’elles forment la majeure partie de la moitié montagneuse de la France.
Le principe suivi par les pouvoirs publics depuis les années 1930 et singulièrement depuis la nationalisation monopolistique du réseau en 1938 consiste à concentrer les trafics sur un réseau réduit pour augmenter la rentabilité globale du système. Poussée à l’extrême, cette vision a entraîné l’abandon de quantité de points d’entrée sur le réseau ferré, poussant les chargeurs et les voyageurs à privilégier la route. Plutôt que de subir une rupture de charge en transportant son fret sur camion jusqu’à une gare désormais éloignée, autant effectuer l’ensemble du parcours par la route. Mais simultanément, un grand nombre d’itinéraires de détournement ont été rayés de la carte ou, pour certains maintenus, limités dans leurs fonctions par interdiction du fret ou de trains lourds.
Itinéraires-bis supprimés, matériel roulant spécialisé
Cette situation est aggravée par le choix désormais quasi-systématique, en France, de rames automotrices pour le service voyageurs et la gestion par activités qui limite les échanges entre fret et voyageurs. Ce principe limite gravement la possibilité d’échanges de locomotives – thermiques en particulier - entre secteur voyageurs et secteur fret, moyennant adaptation simple des rapports d’engrenage. Or l’usage d’itinéraires de détournement, très généralement non électrifiés, implique celui d’engins de traction basculés d’une activité à l’autre.
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Vestiges, dans la vallée de la Brévenne (Rhône), de la ligne transversale Lyon-Saint-Paul - Montbrison. Cet itinéraire, s'il avait été maintenu, aurait permis de maintenir les flux Lyon-Saint-Etienne/Clermont-Ferrand en cas d'interruption des lignes principales. (Doc. POM)
Par principe, l’itinéraire de détournement concernerait – sauf exceptions, en France – des sections de lignes « secondaires » ou « régionales », généralement à voie unique. Leurs faibles capacités, tant en tonnage qu’en fréquences potentielles, n’en feraient pas moins de précieux outils lors des grandes interceptions d’axes principaux : accidents de circulation ou graves mouvements de terrains. Les exemples ne manquent malheureusement pas, depuis l’effondrement de la falaise de La Praz en Maurienne en 2023 jusqu’à l’affouillement de la plateforme de la ligne stratégique du Bas-Languedoc à l’entrée de Béziers voici quatre ans.
Le premier incident (La Praz), non encore résolu, impose des détournements considérables (via Vintimille ou via le Simplon) inaccessibles au service voyageurs. Le très ancien projet de percement d’un tunnel sous le Montgenèvre (Briançon-Oulx) eût constitué un recours plus acceptable. Le second incident (Béziers), qui a imposé une longue interruption de circulation, aurait pu être compensé par l’ajout à l’ancien service normal qui eût été un recours pour certains voyageurs, de quelques circulations exceptionnelles via l’itinéraire du pied du Massif central Montpellier-Paulhan-Bédarieux-Mazamet-Toulouse. Mais cet itinéraire a été liquidé au début des années 1970.
Une fragilisation globale du réseau avec la route comme seule alternative
Les économies d’entretien et d’exploitation permises par la rétraction du réseau ont pour corollaires l’abandon de pans entiers de chalandises d’une part, et la fragilisation du réseau maintenu d’autre part, nonobstant les perfectionnements (signalisation, électrification, réactivité des équipes de maintenance…) qui lui ont été apportés. Une voie coupée reste une voie coupée et, en l’absence d’alternative, la solution est la route, avec ses inconvénients intrinsèques : faibles capacités, lenteur et inconfort pour les voyageurs – l’exemple de la Maurienne est édifiant, avec l’interminable passage par le tunnel routier du Fréjus ; lourdes ruptures de charges, lenteur, pollution et coûts pour le fret – l’exemple récent de l’interruption du nord de la ligne Béziers-Neussargues avec transfert sur route à Arvant du transport des coils d’ArcelorMittal vers Saint-Chély d’Apcher est lui aussi édifiant.
Dans le Grand Sud-Est sont été néanmoins maintenus (ou créés) quelques itinéraires de détournement. Nous citerons principalement : Dijon-Bourg-Ambérieu en cas d’interruption de la ligne Dijon-Lyon ; Lyon-Le Teil-Nîmes-Avignon par la rive droite du Rhône en cas d’interruption de la ligne de la rive gauche, laquelle constitue un recours en cas d’interruption de la LGV Lyon-Marseille/Montpellier ; la LGV mixte Manduel-Lattes en cas d’interruption de la ligne classique Nîmes-Montpellier ; les lignes Avignon-Miramas et Miramas-Marseille L’Estaque en cas d’interruption de l’axe principal Avignon-Arles-Marseille.
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Vastes installations fret abandonnées en gare de Millau (au second plan). Sur cette section, qui vit passer des trains de marchandises régionales (bétail, fromages, bois...) ou en transit (vins, charbon, hydrocarbures...), plus aucun train de fret n'est étrangement autorisé. ©RDS
D’autres lignes susceptibles de constituer des itinéraires de détournement, quoique maintenues ont en revanche vu leurs capacités réduites, limitant drastiquement ce rôle : Béziers-Neussargues qui, quoique électrifiée, n’accepte plus le fret au sud de Marvejols (alors que la ligne avait été construite principalement pour le trafic marchandises), lui interdisant de recevoir des circulations fret en cas de grave événements sur les grandes lignes encadrantes (vallée du Rhône, Paris-Toulouse, Cévennes…) ; Grenoble-Veynes, qui vit passer des trains de voyageurs Paris-Briançon détournés lors d’interruptions de Livron-Aspres-sur-Buëch mais paraît aujourd’hui exclue de cette fonction par les gestionnaires du réseau…
Reste que la principale régression réside dans la suppression de toute circulation sur un nombre considérable de lignes qui eussent été susceptibles de constituer des itinéraires de détournement, voire des itinéraires complémentaires à ceux qui ont été maintenus. En voici quelques exemples.
En Auvergne-Rhône-Alpes
- Evian-Saint-Gingolph (18 km, fermée aux voyageurs en 1938, au fret en 1988) : élément d’un itinéraire de détournement, de complément et de raccourci de l’axe Lyon-Genève-Brig.
- Annecy-Albertville (45,3 km, fermée aux voyageurs en 1938, au fret à partir de 1953) : élément d’un itinéraire de détournement et de complément à la ligne Annecy-Aix-les-Bains-Chambéry-Montmélian.
- Saint-Rambert-d’Albon-Beaucroissant (51 km, fermée aux voyageurs en 1939, au fret à partir de 1967) : élément d’un itinéraire de détournement, et de complément via Vienne, de l’axe Lyon-Grenoble.
- Brignais-Givors (9,4 km, fermée aux voyageurs en 1934, au fret en 2008) : élément de l’ancienne ligne de contournement ouest de Lyon pour le fret achevé en 1910, itinéraire de détournement et de complément de l’ensemble ferroviaire lyonnais.
Fin de mission pour cette rame du Train-tram de l'Ouest lyonnais (en livrée d'origine) en gare de Brignais. A quelque 9 km de là, la section terminale de la ligne en provenance de Tassin atteint Givors Canal. Remise en service, elle permettrait un accès à l'ouest-lyonnais et à Lyon Saint-Paul aux voyageurs en provenance du bassin stéphanois sans transiter par Perrache ou Part-Dieu. ©RDS
- Boën-Thiers (47,5 km, fermée aux voyageurs en 2016, au fret dans les années 1990) : élément d’un itinéraire de détournement et de complément de l’axe Clermont-Ferrand-Lyon par Roanne.
- Firminy-Dunières-Peyraud (82,2 km, fermée aux voyageurs à partir de 1940, au fret à partir de 1953) : itinéraire de détournement et raccourci pour les flux Saint-Etienne- sud de la vallée du Rhône.
- Volvic-Ussel (84 km, fermée aux voyageurs en 2014, au fret entre Ussel et Laqueuille en 2013) : itinéraire de doublement de l’axe transversal Lyon-Bordeaux.
- Le Puy-Langogne (52,8 km, fermée aux voyageurs en 1939, au fret à partir de 1981) : itinéraire direct entre Saint-Etienne et le Puy au nord, Alès et Nîmes au sud, évitant le détour par Saint-Georges d’Aurac.
- Moulins-Commentry (66,7 km, fermée aux voyageurs en 1972, au fret à partir de 1980) : élément d’un itinéraire alternatif à l’axe Paris-Montluçon et important raccourci de l’itinéraire Moulins-Montluçon par Saint-Germain-des-Fossés et Gannat.
- Lyon Saint-Paul-Montbrison (78 km dont 52,8 km fermés aux voyageurs à partir de 1938 et au fret à partir de 1941) : itinéraire de détournement pour le flux Lyon-Saint-Etienne/Clermont-Ferrand.
Occitanie
- Montpellier-Faugères et Bédarieux-Mazamet (123,36 km, fermée aux voyageurs respectivement en 1970 et 1972, au fret à partir de 1970) : éléments d’un itinéraire de détournement (légèrement plus court en kilométrage mais moins performant) de l’axe Montpellier-Toulouse par Narbonne, et de desserte régionale.
- Limoux-Rivesaltes (96,9 km, fermée aux voyageurs à partir de 1939, au fret à partir de 1956) : itinéraire de détournement de l’itinéraire principal Toulouse-Carcassonne-Narbonne-Perpignan et de complément régional (Carcassonne-Rivesaltes : 122 km par Limoux, 114 km par Narbonne).
- Le Teil-Alès (98,90 km, fermée aux voyageurs en 1969, au fret à partir de 1971) : itinéraire de détournement pour les flux passant par les lignes de la vallée du Rhône, de et vers le Languedoc, et de desserte du sud de l’Ardèche.
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Décombres d'une ancienne gare, sur de la ligne Montpellier-Alès via Sommières : ici Saint-Geniès-des-Mourgues, à seulement 16 km de Montpellier Saint-Roch. Outre sa fonction de desserte de la banlieue de Montpellier, en fort développement démographique et dans un environnement routier surchargé, cette ligne permettrait un itinéraire alternatif à l'itinéraire via Nîmes entre Montpellier et Alès. ©RDS
- Les Mazes-Le Crès – Mas-des-Gardies (62,65 km, fermée aux voyageurs en 1969 de Mas-des-Gardies à Sommières, en 1970 de Sommières aux Mazes-Le Crès ; au fret de 1970 à 1989) : itinéraire de détournement et de complément pour les flux Montpellier-Alès.
- Castelnaudary-Castres-Albi (101 km, fermée aux voyageurs en 1939 au sud de la Crémade, et 1940 au nord de Castres, au fret à partie de 1966 jusqu’en 2013) : itinéraire de détournement (avec important raccourcissement) des flux entre Bas-Languedoc, Tarn et Aveyron via Toulouse, d’évite-Toulouse et de desserte régionale.
- Tarbes-Mont-de-Marsan (98,6 km, fermée aux voyageurs en 1970, au fret en 2011, perspectives de réouverture partielle au fret) : itinéraire de détournement pour les flux Bordeaux-Tarbes. La distance entre Morcenx (sur l’axe Bordeaux-Hendaye) et Tarbes via Mont-de-Marsan s’établit à 137,12 km, contre 183,20 km par l’itinéraire via Dax et Pau. La différence de distance est de 46 km soit un augmentation de 33 % via Dax.
Provence-Alpes-Côte-d’Azur
- Rognac-Aix-en-Provence (25 km, fermée aux voyageurs en 1939, actuellement inutilisée pour du fret après cessation d’un trafic de bauxite) : itinéraire de détournement pour le flux Marseille-Aix-en-Provence, et de desserte de la grande couronne ouest marseillaise.
- Gardanne-Carnoules (79 km, fermée aux voyageurs en 1939, au fret en 1980) : itinéraire stratégique de détournement et de contournement de Marseille et de la ligne côtière Marseille-Toulon-Carnoules, avec desserte de Brignoles.
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Gare de Brignoles (Var), sur la ligne de contournement Gardanne-Carnoules. Outre l'itinéraire alternatif à la ligne principale de la côte à l'est de Marseille, de contournement de Marseille par les sections voisines Rognac-Aix et Cheval-Blanc-Pertuis, cet axe permettrait une desserte efficace du haut pays d'Aubagne et de Toulon. (Doc Wikipedia Fr. Latreille)
- Digne-Saint-Auban (27 km, fermée aux voyageurs en 1989, au fret en 1988) : élément permettant d’établir un itinéraire Grenoble-Nice par les chemins de fer de Provence, considérablement plus court que par Valence et Marseille, soit 370 km contre 568 km, une différence de 198 km. La vitesse est incomparablement plus lente mais l’attrait touristique (et tarifaire) bien supérieur.