Après "Voyage à Bessèges", Manuel Lobmaier témoigne de la déréliction du maillage ferroviaire dans "Au bout des rails"
Faut-il en venir à l’expérimentation in vivo d’un citoyen valaisan pour que les élites de la France jacobine mesurent enfin le degré de relégation des régions abandonnées par le chemin de fer, cet outil structurant qui devrait jouer un rôle majeur dans la cohésion et l’équité territoriale ? Manuel Lobmaier, après une première vidéo intitulée « Voyage à Bessèges » diffusée voici quatre ans par deux antennes régionales de France 3 (Occitanie et Auvergne-Rhône-Alpes dans leur série « La France en vrai ») propose désormais une version complétée intitulée « Au bout des rails » à tous les publics. Elle est nominée pour l’un des trois grands prix du Deauville Green Awards, « festival international du film responsable » qui se tient ces 12 et 13 juin.
Ce film illustre de la dégénérescence, jusqu’à la caricature, du réseau ferroviaire régional français dans deux massifs montagneux (Jura et Massif central) alors qu’en ce mois de juin 2024 les grands élus et dirigeants inauguraient en Ile-de-France l’extension de la ligne 14 jusqu’à l’aéroport d’Orly pour un coût pharamineux. Cette section de huit nouvelles stations affiche un coût, rames incluses, de 4,1 milliards d’euros. Or les rénovations ou réouvertures de Saint-Etienne-Clermont-Ferrand, Volvic-Ussel, Oyonnax-Saint-Claude et tant d’autres, sont évaluées chacune à une centaine de millions d’euros, soit quarante fois moins.
Rien que le chemin de fer… ou la marche à pied
Manuel Lobmaier a réalisé un rail movie, mieux nommé « aventure ferroviaire », qui a pour scénario le retour sur l’itinéraire ferroviaire de vacances qu’il passait, étant enfant, à Bessèges, au pied des Cévennes. Il décide de refaire en train ou à pied le parcours qu’il effectuait avec ses parents depuis Biel, dans la haute vallée du Rhône suisse (à ne pas confondre avec Biel/Bienne au pied du Jura), jusqu’à Bessèges. Pour les besoins de la démonstration, il n’emprunte pas le chemin (de fer) le plus direct, à savoir Biel-Brigue, Brigue-Genève, Genève-Valence TGV, Valence TGV-Nîmes centre, Nîmes-Centre-Alès puis Alès-Bessèges. Cette dernière section neutralisée est en attente de sa réouverture aux trains sous la propriété nouvelle de la région Occitanie et grâce à son financement.
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Affiche du nouveau film de Manuel Lobmaier. On remarque le soutien d'institutions suisses et celui de la région Occitanie. Manque étrangement celui de la région Auvergne-Rhône-Alpes.
Pour mieux étayer sa démonstration, Manuel Lobmaier a décidé de prendre le chemin ferroviaire des écoliers et de transiter depuis le Valais par le Jura et la gare frontière de Vallorbe puis Lyon, Saint-Etienne, Le Puy, Saint-Georges d’Aurac avant de pointer cap au sud par la ligne des Cévennes, vers Langogne et Alès. Mais son périple a été modifié en raison de la fermeture pour travaux de ladite ligne des Cévennes, l’obligeant, pour respecter son vœu de voyage purement ferroviaire (il exclut tout emprunt de la route), à passer par la ligne des Causses et de l’Aubrac : depuis Saint-Georges-d’Aurac, remonter jusqu’à Arvant puis bifurquer vers Neussargues par la ligne d’Aurillac avant d’emprunter le seul train quotidien Neussargues-Béziers. Manuel a voulu tester le réseau français dans ce qu’il a de plus pathétique. Si l’esprit est un peu taquin, la démonstration n’en est pas moins éblouissante. Ou plutôt accablante.
La première version, intitulée « Voyage à Bessèges », était longue de 52 minutes. Elle fut diffusée dix-sept fois sur les antennes de télévisions publiques françaises (France 3, LCP) et helvétique (RTS). Ces premières diffusions, datant de 2020, avaient suscité « des dizaines de lettres de remerciement », explique Manuel Lobmaier. L’une d’elles venait de Carole Delga, présidente du conseil régional d’Occitanie, dont la politique est résolument pro-ferroviaire, une autre de Michel Caniaux, ancien cadre SNCF et actuel délégué général d’ALTRO, association qui milite pour le rétablissement et le développement de transversales ferroviaires françaises vers les régions atlantiques. Ce dernier lui avait écrit : « Vous avez tout compris sur le rail français ». Ce film a aussi été le sujet d'un débat télévisé organisé et diffusé par LCP « mais boycotté par la SNCF », déplore Manuel Lobmaier.
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Aperçu du réseau ferroviaire français dans les années 1930 (à g.) et à la fin du XXe siècle (à d.). Depuis, la liquidation de lignes régionales s'est poursuivie (dans le Grand Sud-Est : Séverac-Rodez, Alès-Bessèges, Saint-Auban-Digne, Boën-Thiers, Lapeyrouse-Volvic, Montluçon-Eygurande-Merlines, Volvic-Ussel/Le Mont-Dore...). A l'échelle de la nation, la perte patrimoniale est considérable.
Son parcours ferroviaire théorique affichait plus de 760 km. De quoi se régaler les yeux entre le Haut-Jura, le Velay, les gorges de l’Allier, la Margeride, les Cévennes mais, en fin de compte, l’Aubrac, allongeant nettement l’itinéraire. Pour ses voyages d’enfant, Manuel Lobmaier et ses parents mettaient onze heures pour relier Biel à Bessèges. Cette année, son périple exploratoire lui prendra… onze jours.
Respect des territoires en Suisse, exclusion territoriale en France
Le voyage de Biel à Vallorbe via Berne et Lausanne, volontairement allongé, est un régal. Que ce soit à partir de Biel, village du Valais situé entre Münster et Bellwald dans la haute-vallée du Rhône, sur la ligne à voie métrique de la Furka, électrifiée, à l’horaire cadencé, au matériel moderne, ou plus loin à partir de Brigue sur les voies des CFF, principales ou régionales, le parcours est tranquille, sûr, confortable. Il est sécurisant grâce à cette « Conception globale suisse des transports » qui place le chemin de fer comme ossature des transports, avec horaires cadencés et correspondances aux points nodaux, l’autocar comme complément secondaire et non comme transport de substitution à performances dégradées par rapport aux trains supprimés.
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Carte officielle des réseaux suisses. La Suisse affiche une surface à peu près équivalente à celle de l'ancienne région Rhône-Alpes. En rouge, les lignes ferroviaires, complétées, en jaune, par les lignes d'autocars. La Suisse n'a connu que de très rares cas de fermetures de lignes de trains. L'autocar n'assure pas un transfert sur route des circulations ferroviaires, mais leur complément. L'ensemble est étroitement coordonné et cadencé au moins à l'heure.
Après avoir franchi le col du Loetschberg par la ligne ancienne et son tunnel de faîte (on découvre que cette ligne, doublée par un nouveau tunnel de base, est toujours très bien desservie), passé Berne, Fribourg et la splendide descente en balcon au-dessus du lac de Genève entre Payerne et Lausanne, Manuel prend la direction de Vallorbe par les trains régionaux des CFF, toujours cadencés et modernes. A Vallorbe, l’aventure commence.
On a malheureusement souvent l’impression, en passant de Suisse en France par train régional, et quelle que soit la gare frontière, d’entrer dans une sorte de tiers-monde ferroviaire. A Vallorbe, ce principe est confirmé. Se présentant au guichet, Manuel Lobmaier découvre que cette gare, desservie depuis Lausanne chaque heure depuis 6 h 01 au départ et jusqu’à 1 h 23 du matin à l’arrivée, n’est desservie côté ouest par aucun train régional français. Aucun. Seuls trois TGV passent la frontière, provenance Lausanne destination Paris évidemment. Les régionaux sont priés de prendre la route. L’employé du guichet demande donc à Manuel de choisir un tarif pour sa réservation obligatoire jusqu’à Andelot, à 45 km, tarif évidemment modulé, sur le prochain TGV. Et d’attendre.
Manuel en profite pour observer les travaux menés par des militants associatifs qui tentent de rétablir la voie sur une nouvelle section de l'ancienne ligne Vallorbe-Pontarlier par La Cluse-Mijoux, à des fins touristiques. Cette ligne, longue de 26 km, longeait la frontière côté français dans les forêts du Haut-Jura. Elle a été fermée aux voyageurs en 1939. Un segment de 7 km est exploité par train touristique entre Fontaine-Ronde et Hôpitaux-Neufs depuis 1993.
Saint-Claude – Oyonnax section sacrifiée
L’itinéraire prévu à l’origine du voyage passe par Andelot, où Manuel descend de son TGV pour prendre une correspondance TER vers Saint-Claude par la somptueuse ligne des Hirondelles, puis Oyonnax, Bourg et Lyon. Il découvre à Saint-Claude que la section de 30,5 km vers Oyonnax, laissée à l’abandon depuis des années, bardée de ralentissements et désertée par ses voyageurs qui en avaient assez de rouler à 40 km/h, a été neutralisée. Aucun projet de réouverture n’est envisagé par les régions Bourgogne-Franche-Comté et Auvergne-Rhône-Alpes qui se la partagent, et encore moins par l’Etat, malgré l’encombrement de la route parallèle sur laquelle circulent de rares cars TER.
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Gare de Saint-Claude. Côté sud, jusqu'à Oyonnax, la ligne est neutralisée par manque d'entretien. Le parcours en transport public de Saint-Claude à Bourg et Lyon doit donc passer par la route.
Manuel refuse d’emprunter un autocar puisqu’il a pour principe sur son parcours de ne voyager qu’en train. Il remonte donc jusqu’à Andelot (si Saint-Claude n’est plus relié par train à Lyon, la ville l’est toujours à Paris), pour atterrir à Mouchard et de là redescendre vers Bourg-en-Bresse et Lyon. D’ores et déjà, Manuel aura subi des temps d’attente aux correspondances bien supérieurs aux temps de parcours en trains français.
De Lyon, notre voyageur ferroviaire part sans encombre pour Saint-Etienne et Le Puy. Là, il doit attendre longtemps avant de trouver un vrai train (l’un d’eux est subitement supprimé) et non un autocar afin de rejoindre la ligne des Cévennes Clermont-Ferrand-Nîmes, ce qui devrait être en temps normal son avant-dernière étape. Hélas, le principe d’économies sur les budgets d’entretien par massification des travaux, impliquant une fermeture totale de section de ligne, a frappé : aucun train ne circule ce jour-là au sud de Saint-Georges d’Aurac vers Nîmes, alors qu’on est en pleine saison touristique. Au téléphone comme aux guichets, l’accueil et les explications sont glaciales, fatalistes ou désabusées. C’est comme ça.
Manuel décide donc de remonter vers le nord, après une nouvelle interminable attente, avec ce qui reste de circulations TER Le Puy-Clermont-Ferrand pour atteindre Arvant. Là, il va trouver une correspondance par TER Clermont-Ferrand-Aurillac afin de rejoindre Neussargues, amorce de la ligne des Causses vers Béziers. Manuel ne nous livre malheureusement pas les images de la magnifique vallée de l’Alagnon, entre Arvant et Neussargues, naguère si bien décrite par Henri Vincenot.
A Neussargues, l’attente dut être longue puisque la ligne vers Béziers ne voit circuler qu’un seul train par jour sur la totalité de son parcours, sans qu’on sache s’il survivra à l’accord provisoire de financement entre la région Occitanie et l’Etat central, qui en avait la responsabilité au titre des « Trains d’aménagement du territoire ».
Gare de Tournemire-Roquefort, un potentiel touristique à l’abandon
Manuel fera étape à Tournemire-Roquefort, gare desservie trois fois par jour et par sens, quasi-abandonnée alors qu’elle ne se situe qu’à 2,5 km des célèbres caves de fromage de brebis. Il s’entretient avec des syndicalistes. Puis à Bédarieux, où son interlocuteur omet de dire que cette vaste gare était aussi l’amorce d’une ligne par la vallée du Jaur jusqu’à Mazamet et Toulouse et, plus bas, à Faugères, d’une ligne vers Paulhan et Montpellier. La France des régions, vaste cimetière ferroviaire…
Gare de Tournemire-Roquefort (ci-dessus) : bâtiment voyageurs fermé, abris microscopiques, antennes vers Le Vigan par le Larzac et vers Saint-Affrique fermées depuis des décennies. On n'est pourtant qu'à 2,5 km du célèbre village et de ses caves mondialement renommées (ci-dessous). ©RDS
Par Béziers, Manuel rejoint Montpellier, où il fera un détour pour nous faire admirer la nouvelle gare de Montpellier-Sud-de-France, « folie » ferroviaire à 143 millions d’euros avec des TGV privés de correspondances TER et dont le branchement par extension d’une extrémité de ligne de tramway (réduite par rapport au projet initial) exigera un investissement de 40 million d’euros. Des sommes qui auraient permis de remettre à neuf et la ligne Saint-Claude-Oyonnax et la ligne Alès-Bessèges. Parvenu à Alès par le sud, notre vidéaste découvre que la section de 32 km jusqu’à Bessèges est fermée aux voyageurs. Certes, elle devrait être rétablie pour 2026, mais il lui était difficile d’attendre jusque-là.
S’en tenant à son principe de ne circuler que sur rails, Manuel Lobmaier effectuera donc le voyage à pied, soit une bonne journée de marche sac au dos. Et signera ainsi sa démonstration. Les « petites lignes » françaises, dans les « territoires éloignés » (éloignés de quoi et de qui ?), présentent souvent l’aspect de chemins de fer du tiers-monde, entre déstructuration de l’offre (TGV-TER), fréquences squelettiques (Neussargues-Béziers une fois par jour), ralentissements pour cause de dégradation de la voie, suspension totale de trafic pour travaux, fermetures pures et simples… Le démantèlement du réseau régional a précipité la désertification des localités desservies, les privant d’accès à ce réseau puissamment intégrateur qu’est le chemin de fer. L’itinéraire choisi cherchait, on s’en doute, à assurer la démonstration. Et la démonstration est assurée. La France des « territoires éloignés » est à l’abandon, sous le souverain mépris d'une capitale qui se prétend lumière du monde.
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Bande annonce du film "Au bout des rails":
Au bout des rails, de Manuel Lobmaier
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