Gratuité du transport urbain ou pas ? Les voies radicalement opposées de Montpellier et Grenoble
« Le sens de l’histoire, c’est la gratuité des transports », affirme Julie Frêche, vice-présidente aux transports de Montpellier Méditerranée Métropole. « En réalité, la gratuité n’existe pas », lui réplique Sylvain Laval, président du Syndicat mixte des mobilités de l’aire grenobloise. Ces deux points de vue radicalement opposés ont été exposés dans plusieurs entretiens menés par les journalistes Jean-Benoît Vigny et Albane Pommereau, publiés dans les éditions du Dauphiné Libéré datées des 5 et 6 avril 2023.
Des métropoles comparables, des structures et des choix politiques divergents
Ces deux métropoles sont de populations comparables et d’obédiences politiques proches, la gauche socialiste. Montpellier Méditerranée Métropole affiche 492.000 habitants pour 421,8 km2 et 31 communes. Elle est située dans un quasi-continuum urbain depuis Avignon jusqu’à Narbonne. Grenoble Alpes Métropole affiche 448.000 habitants pour 545,5 km2 (en partie de montagne) et 49 communes. Elle est située dans un quasi-continuum urbain depuis Lyon au nord-ouest, Aix-les-Bains et Chambéry au nord-est, Valence au sud-ouest.
La principale différence réside en matière de transports publics dans l’identité de l’autorité organisatrice, le réseau étant à Montpellier directement sous l’autorité des élus métropolitains, à Grenoble sous celle d’un syndicat mixte (SMMAG) qui réunit Grenoble Alpes Métropole, la Communauté d’agglomération du Pays Voironnais, la Communauté de communes Le Grésivaudan et le département de l’Isère. Ce syndicat mixte couvre 637.200 habitants. Il est politiquement équilibré puisque Grenoble Alpes Métropole y détient 16 des 28 sièges, douze autres sièges étant répartis à égalité entre les trois autres collectivités syndiquées (4 sièges chacune).
Vue de l'axe rectiligne d'une douzaine de kilomètres qui traverse l'agglomération grenobloise du nord au sud depuis le pont de la Porte de France sur l'Isère (en b.). On distingue en son centre la voie engazonnée de la ligne E du tramway. Cette ligne, amorcée au nord-ouest au Fontanil, s'interrompt prématurément côté sud à Louise-Michel, sur la commune de Grenoble, sans desservir la très peuplée et active banlieue sud. ©RDS
Au conseil de Grenoble Alpes Métropole, la ville de Grenoble détient moins du tiers des élus, soit 36 sur 119, en raison du relativement faible poids démographique de la ville centre (159.000 sur 448.000 habitants). Cette minorité est encore affectée par la représentation d’une partie de l’opposition municipale. Ces deux paliers (SMMAG et Métropole) assurent donc une nette indépendance de la décision et une remarquable pluralité par rapport à l’orientation politique de la municipalité de la ville centre.
A l’inverse, non seulement Montpellier Méditerranée Métropole est directement autorité organisatrice des transports publics mais, au sein de son conseil, la seule municipalité de Montpellier y détient une majorité quasi-absolue des sièges (50 %) soit 46 sièges sur 92 en raison du poids démographique de la ville centre (299.000 sur 492.000 habitants). Même si la représentation de Montpellier inclut quelques opposants à la majorité municipale, ils sont mécaniquement très minoritaires en raison du mode de scrutin municipal partiellement majoritaire. La décision politique en matière de transport est donc fortement liée à l’orientation donnée par la municipalité centrale.
Il n’est pas surprenant que l’inspiration en matière de gestion du transport soit plus idéologique à Montpellier qu’à Grenoble. Ce fait est illustré par le mot de Mme Frêche cité plus haut sur « le sens de l’histoire » qui présiderait au choix de la gratuité. A Grenoble, on préfère prudemment évoquer le sens de l’économie réelle et d'une politique sociale modulaire.
Montpellier affirme adopter « l’écologie positive », évoque les « jeunes qui marchent pour le climat »
« Nous pensons que la gratuité est une grande politique redistributive de l’impôt à la Métropole », affirme Julie Frêche, accessoirement fille de feu Georges Frêche. « Cette vision volontariste et ambitieuse marque une vision de l’écologie positive : on augmente le pouvoir d’achat (…) et on prend une mesure pour lutter contre le réchauffement climatique », poursuit-elle. La gratuité fut la promesse de campagne phare de l'équipe de Michaël Delafosse pour les élections municipales de 2020 qu'il emporta contre celle du sortant Philippe Saurel qui avait institué, avec grand succès, le carnet de dix voyages à 10 euros.
Après une application progressive (jeunes gens, personnes âgées…), la gratuité des services de transport public du réseau TaM s’appliquera à tous à partir du 21 décembre prochain. Signe de leur volontarisme, les élus montpelliérains vont supprimer tous les valideurs, qui à Montpellier sont embarqués dans les rames et les autobus. « Ils brûlent leurs vaisseaux », estime un spécialiste local des transports, puisqu’un rétablissement du péage deviendra physiquement très difficile. Cette gratuité pourtant ne bénéficiera pas aux habitants hors métropole, ce qui va gravement pénaliser les voyageurs issus des communes périphériques parfois très proches mais hors périmètre, telles Mauguio, Palavas, Teyran, Assas… Le territoire de cette métropole est particulièrement dentelé.
Carte de la métropole de Montpellier. Le tracé des frontières illustre la discrimination géographique qui va s'opérer entre bénéficiaires de la gratuité, habitants de la métropole, et ceux qui devront payer, hors métropole. La distance avec la ville centre ne jouera guère...
Cette gratuité « est aussi une réponse à ces milliers de jeunes qui marchent pour le climat », ajoute Julie Frêche. Elle sera moderne, puisqu’après avoir supprimé totalement la validation, « lors d’un contrôle (puisqu’il faudra bien trier entre voyageurs éligibles ou non à la gratuité) vous devrez seulement présenter votre passe gratuité accessible facilement sur une appli », explique encore la vice-présidente. Elle ajoute que ce passe permettra « de recharger son véhicule électrique ou accéder à une plateforme de covoiturage gratuite ».
Le coût ? « On l’estime entre 30 et 35 milions d’euros par an sur un territoire attractif où le versmenet mobilité des entreprises ne cesse d’augmenter (+19 %, - sans précision de l’intervalle temporel, NDLR-) pour une recette de 130 millions d’euros », affirme Julie Frêche. Cette estimation heurte de front celle de la Chambre régionale des comptes qui l’a chiffrée à 42 millions d’euros par an dans un récent rapport (1). La vice-présidente estime parallèlement que la hausse de fréquentation du réseau de transport public induite par la gratuité devrait être de 20 %, ce qui a justifié une partie de la mégacommande de quelque 70 rames de tramways, attribuée à CAF. Par ailleurs, la métropole est contrainte d’investir 70 millions d’euros dans le renouvellement de sections de voies et d’appareils de voie après plusieurs années de travaux ponctuels.
Ligne 5 en travaux et courte extension de la ligne 1 réduites pour raisons d’économies, le faible impact d'un REM
L’extension du réseau de tramway se limitera à la mise en service en 2025 de la ligne 5, dont le projet initial a été plusieurs fois amputé, et à l’extension de la ligne du tramway d’Odysseum à la gare exurbanisée et controversée de Montpellier Sud-de-France, extension elle aussi nettement revue à la baisse (suppression du projet d’une station intermédiaire face à un lycée, raccourcissement du linéaire, le terminus n’étant plus situé sur le parvis de la gare). Ces réductions sont motivées par des raisons financières.
Par ailleurs, aucun projet d’extension du réseau de tramway vers les banlieues n’est actuellement avancé malgré les conditions de circulation routières très difficiles. Seuls sont évoquées des lignes de bus améliorés, dits BHNS (dont une ligne routière à voie unique vers l’ouest). Or Montpellier a ceci de particulier parmi les métropoles françaises, de ne plus posséder aucune étoile ferroviaire du réseau ferré national, desservie par les seules lignes parallèles Tarascon-Sète et CNM, cette dernière n'ayant aucune vocation de desserte régionale. Sa demande de création d'un Réseau express métropolitain est donc limitée à la ligne historique (soit missions depuis Sète, Frontignan, Baillargues, Lunel...) , sans aucune desserte possible de l'hinterland en plein développement, sauf reconstruction à coûts élevés de lignes fermées aux emprises parfois aliénées. Ce serait donc logiquement au réseau de tramway d'assurer cette fonction de desserte ferrée à forte capacité, régularité et sécurité sur la périphérie de moyenne distance. Mais comment en financera-t-on les extensions?
Ci-dessus : aperçu de travaux en cours (2022) sur la section nord de la future ligne 5, à l'entrée de l'Université Paul-Valéry. Le projet de cette dernière a été amputé de sa longue antenne à voie unique qui aurait atteint Prades-le-Lez, puis de trois courtes sections d'extrémités à Clapiers, Lavérune et une antenne à Montpellier (Les Bouisses). ©RDS
Ci-dessous : préparation d'une rénovation d'appareils de voie à la très complexe station Corum, où s'entrecroisent les lignes 1, 2 et 4 du tramway de Montpellier. En raison d'un tracé complexe dans une trame viaire contrainte, aux nombreuses courbes et aux importants dénivelés, et en raison d'un gabarit de caisses généreux (2,65 m) induisant une charge utile plus importante, les voies du réseau montpelliérain sont fortement sollicitées. Sur certaines sections (ligne 2 en particulier), le tracé à l'économie (faibles rayons de courbes pour privilégier les rails à gorge en alignement) joue aussi son rôle... ©RDS
Si la TaM compte économiser sur l’entretien des valideurs embarqués, elle devra maintenir et renforcer une surveillance du réseau dont la clientèle ne « s’auto-surveillera » plus par le son des validations et sera probablement augmentée de passagers « d’aubaine ». « On investit ainsi 1,5 million d’euros (annuels, NDLR) dans une police des transports avec 40 recrutements d’agents de police métropolitaine des transports », dit Julie Frêche, tandis que « les 82 contrôleurs actuels seront intégrés dans des équipages mixtes avec les polices nationale et municipale ».
Le réseau de tramway de Montpellier affiche une longueur de lignes physiques (à double voie ou voie unique) de 60,5 km, hors ligne 5 et extension de la ligne 1, en cours de construction.
Grenoble joue la tarification solidaire et l’attractivité du réseau
« La vraie question (…) c’est celle de l’offre et de la qualité des transports, notamment la relation entre la périphérie et le centre urbain, c’est le cœur du débat », affirme de son côté Sylvain Laval, président du SMMAG et maire de Saint-Martin-le-Vinoux, commune mitoyenne de Grenoble. La gratuité ? Sylvain Laval lance : « En tant que président du SMMAG, le tarif n’est pas le sujet numéro 1 pour rendre le réseau plus attractif. La qualité et l’offre de service rendu, si. On ne peut pas investir des dizaines de millions d’euros sur un réseau et en même temps proposer ne mesure tarifaire qui est une fausse gratuité puisque, en réalité, la gratuité n’existe pas. La question est de savoir qui la paie. Si c’est la collectivité, c’est donc l’impôt des contribuables ».
Ci-dessus: sur le pont du Drac entre Fontaine et Grenoble, aperçu de l'état de la superstructure d'une section de la ligne A du tramway de Grenoble. ©RDS
Ci-dessous: sur la ligne E, cours Jean-Jaurès à Grenoble, mise en service en 2014, l'autorité organisatrice a écarté le traditionnel rail à gorge par mesure d'économie. La surface engazonnée entre les deux rails est légèrement surbaissée pour garantir le roulement des boudins de roues. La gorge réapparaît à l'approche des appareils de voie. ©RDS
Abondant dans son sens, Christophe Ferrari, président de la Grenoble Alpes Métropole qui a abondé en 2022 quelque 20,5 millions d’euros au SMMAG et en apportera 24,5 millions cette année, martèle que sa collectivité « n’a pas les moyens » de la gratuité : « L’étude sur la faisabilité des transports en commun gratuits commandée en 2019 avait chiffré le coût (annuel de la gratuité) à 61 millions d’euros », explique M. Ferrari, un chiffre qui peut faire douter des évaluations réalisées à Montpellier puisqu’il est le double de celui avancé par Mme Frêche alors que Grenoble affiche une longueur de lignes physiques de tramway de 43,7 km contre 60,5 km à Montpellier.
Le président de la Métropole explique: « Soit on baisse le niveau de service pour proposer la gratuité, soit Grenoble Alpes Métropole augmente sa fiscalité de manière importante », puisque le financement par le Versement mobilité des entreprises est à son taux maximal. Le bassin grenoblois est fortement industrialisé. Abordant le volet politique, il ajoute que la gratuité « n’est pas nécessaire pour les gens qui ont les moyens, il faut plutôt une tarification en fonction des revenus, et voir à remonter le quotient familial actuellement très bas et des gratuités ciblées comme pour les 5-10 ans ».
Réforme tarifaire, entretien du réseau et renouvellement des rames
Sylvain Laval abonde en relevant que le SMMAG « a déjà engagé une grande réforme tarifaire qui se poursuivra cet automne avec l’élargissement de la tarification solidaire puis, sans doute en 2024, une tarification zonale pour un réseau unique entre le Grésivaudan er la métropole ». Il insiste aussi sur les investissements nécessaires au bon fonctionnement du réseau. « Grenoble a été l’une des premières à rétablir le tramway », souligne-t-il. C’était en 1987 avec la ligne A et une première série de rames Alsthom TFS qui, rénovées lors de la mise en service de la ligne E en 2014, circulent encore. Avec leurs 36 ans d’âge, déjà propres à faire pâlir les plus coûteux des BHNS, elles devraient atteindre la quarantaine.
Malgré leur souplesse de roulement et leur confort, le remplacement des TFS va progressivement s’imposer, ne serait-ce que par manque de pièces détachées. Leur faible capacité en raison de leur faible longueur (29,40 m) et de leurs emmarchements aux extrémités plaide aussi pour une substitution par des rames longues.
Les rames les plus récentes, des Alstom Citadis 402, ont été livrées de 2005 à 2009, atteignant donc entre 14 et 18 ans, l’âge d’une prochaine révision à mi-vie. « Nous sommes passés à la phase de renouvellement du matériel roulant et ça représente des dizaines de millions d’euros, sans compter l’entretien des lignes », souligne le président du SMMAG. Côté voies, les ruptures de rails se multiplient. A création de nouvelles missions sur les voies existantes, envisagées par exemple par extension de la courte ligne D vers la ville centre par les voies de la ligne B, exigerait la pose de nouveaux aiguillages.
Deux séries de TFS Alsthom en station à Fontaine Louis-Maisonnat. La rame blanche appartient à la génération de 1987, rénovée pour 2014 avec nouvelle livrée à dominante blanche. La rame à bandeau bleu est en livrée originelle propre au réseau (gris métallisé et bleu) de la deuxième série dont les derniers exemplaires ont été mis en service en 1997 pour l'extension de la ligne A vers Echirolles. Contrairement à Montpellier, les rames du réseau de Grenoble TAG sont équipées d'une signalétique leur permettant de circuler sur toutes les lignes et les livrées ne sont pas propres à une seule ligne. Le code couleur de la ligne est exprimé sur la girouette en fond de l'indice. ©RDS
Pour l’instant, Grenoble ne mise pas sur une extension physique du réseau ferré urbain, à l’exception d’une prolongation de la ligne E au sud, jusqu’à Pont-de-Claix l’Etoile, terminus de la ligne A, et ce malgré les demandes des associations (ADTC) et d’élus (Sassenage…). En revanche, le projet de téléphérique urbain Fontaine-Saint-Martin-le-Vinoux, à 64 millions d’euros, quoique fortement contesté, fragilisé par un classement en zone inondable d’une partie de la zone à urbaniser côté ouest et projeté perpendiculairement à un étroit couloir de forts vents de nord-ouest reste d’actualité.
Quant au projet de RER métropolitain, auquel devront participer les collectivités locales, il est d’autant plus urgent que le développement des intercommunalités voisines (Grésivaudan et Pays Voironnais, voire au-delà) connaissent un développement démographique poussé par la cherté du logement dans la zone centrale.
« Quand on me dit gratuité, je réponds amélioration du service et de l’offre aux usagers qui nous le demandent chaque semaine », conclut Sylvain Laval.
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(1) Lien vers un précédent article consacré à la politique de gratuité de Montpellier:
Le piège de la gratuité des transports publics est en train de se refermer sur les élus de la métropole de Montpellier. La chambre régionale des comptes vient d'évaluer le manque à gagner annuel de recettes commerciales, une fois la gratuité étendue à tous les habitants de la métropole en décembre prochain, à 42 millions d'euros.
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