En cinq ans, l’Etat a encore laissé fermer 822 km de lignes ferroviaires fret... mais les projets autoroutiers abondent
En cinq ans, soit depuis 2018, 822 km de lignes ferrées, la plupart dites « capillaires fret », ont été neutralisées tandis que se multipliaient les projets de nouvelles liaisons routières. Ces 822 km s’ajoutent aux quelque 23.000 km de lignes du réseau ferré national fermées depuis la création de la SNCF le 1er janvier 1938 par le gouvernement de Front populaire. Les deux premières années de son existence, la SNCF ferma quelque 8.300 km de lignes du réseau principal au service voyageurs (4.236,8 km en 1938, 4.154,5 km en 1939), lignes qui pour la majeure partie d’entre elles perdirent leurs circulations marchandises dans les décennies qui suivirent. Et continuent donc de les perdre. Cette situation d’absence de maillage est aggravée, sur le réseau subsistant, par une épidémie récurrente de grèves consécutives à une culture sociale désastreuse, et par un saupoudrage de travaux sur un réseau en détresse.
Sept points de part modale sous la moyenne européenne
Si la part modale du ferroviaire dans le transport de marchandises en France a regagné 1 point ces deux dernières années, ses 10,7 % demeurent sept points en-dessous de la moyenne européenne, laquelle inclut la France. Par rapport à une moyenne établie en excluant la France, ce retard serait évidemment encore plus important, malgré les magistrales déclarations d’intentions des dirigeants politiques français, d’Emmanuel Macron à Elisabeth Borne en passant par Clément Beaune, respectivement président, premier ministre et ministre délégué aux Transports.
Illustration de l'éblouissante rationnalité française, ce faisceau de voies abandonnées au droit des carrières Lafarge de La Patte, dans la vallée de la Brévenne (Rhône). Les chargements de ballast destinés à SNCF Réseau transitent depuis deux ans... par la route depuis le refus de rénover la section Courzieu-Brussieu - Sain-Bel de l'ancienne ligne Lyon-Saint-Paul - Montbrison. Jusqu'à Sainte-Foy l'Argentière, cette ligne pourrait par ailleurs utilement servir au trafic voyageurs entre les Monts du Lyonnais et la capitale des Trois Gaules. ©RDS/POM
Plus inquiétante est l’absence de toute mention pour le fret dans le plan ferroviaire de 100 milliards d’euros (sur 17 ans…) annoncé par Elisabeth Borne, auquel au demeurant l’Etat n’abonderait qu’à hauteur de 25 %. L’Europe et les régions seraient priées de payer le reste. Si ces 100 milliards étaient un jour réunis, ils iraient probablement vers la promesse présidentielle de création de dix RER métropolitains – sans que ne leur soit assurées des voies dédiées, probablement par augmentation des fréquences des TER existants.
Ce système permettrait d’inclure les métropoles et les départements dans le tour de table. Pour l’instant ces derniers ne sont pas autorités organisatrices du ferroviaire et encore moins propriétaires du réseau pas plus que les régions. Les intercommunalités ont toutefois déjà commencé à cofinancer des travaux de rénovation ou de restauration tels que Montbrison-Boën ou Grenoble-Veynes ces dernières années.
L’Alliance 4F demande 3,5 milliards d’euros par an pour restaurer le réseau
Pour restaurer le réseau classique largement obsolète, toutes lignes confondues, le Sénat avait estimé l’investisseme
nt annuel nécessaire à 2 milliards d’euros. L’Alliance 4F (Fret ferroviaire français du futur), qui regroupe 22 entreprises ferroviaires (Fret SNCF, VIIA, Europorte, DB, Regiorail…) et fédérations d’entreprises, tractionnaires ou industrielles, (UTP, Afra, FIF, Transalpine, VFF, Agifi…), estime le besoin financier à 3,5 milliards d’euros annuels.
Les lignes capillaires fret disparaissent les unes après les autres par manque d’entretien et les quelques restaurations opérées ou en projet le sont avec l’aide des régions (Volvic-Le Mont Dore, Tarbes-Bagnères-de-Bigorre, Riom-Chatelguyon, ou la section Neussargues-Saint-Chély-d’Apcher qui ne voit passer qu’un aller-retour voyageurs par jour…) Raildusud a récemment publié un article évoquant ces abandons à travers le territoire. On notera que la région Auvergne-Rhône-Alpes a renoncé en revanche à abonder pour la rénovation de Sain-Bel-Courzieu, section desservant des carrières Lafarge. (1)
Ci-dessus : tracé de la future autoroute controversée A69 dans la Tarn, d'un coût projeté de 480 millions d'euros.
Ci-dessous : carte du réseau ferré du Tarn au début des années 1930. Aujourd'hui, Castres n'est plus reliée par rail qu'à Toulouse à l'ouest, à Mazamet à l'est. Toutes les autres lignes ont été fermées, qu'elle fussent du réseau principal (en gras) ou de réseaux départementaux (en maigre). Plus aucune liaison ferrée n'est possible au départ de Castres vers Albi, Castelnaudary ou Montpellier. Les 480 millions d'euros de l'A69 suffiraient largement à rétablir plusieurs de ces lignes ferroviaires disparues, en particulier Castres-Albi, dont le rétablissement est réclamé par des associations. Mais les décideurs parisiens sont très loin... (Carte RDS)
La récente manifestation des opposants à la construction de l’autoroute A69 entre Castres et Verfeil dans le Tarn a mis en valeur le fait que derrière les solennelles protestations pro-ferroviaires, l’Etat continuait à financer de nombreux investissements routiers, et non des moindres. Sur ce cas précis, les 54 km de chaussée autoroutière à quatre voie entre Castres et Verfeil, qui déverseront sur Toulouse (et sa ZFE !) un surcroît d’automobiles et de camions, coûteront quelque 480 millions d’euros. Concédé ou pas, ce genre d’infrastructure est financé par l’argent public ou par l’argent du public, en l’occurrence celui des automobilistes qui paient le péage.
Il est piquant de noter que ces 480 millions d’euros représentent près de dix fois le coût estimé en 2016 (50 M€) de la rénovation de la section centrale de la ligne Saint-Etienne-Clermont-Ferrand, dont aujourd’hui la partie centrale (47 km sur 145 km) est fermée à toute circulation, isolant ces deux métropoles appartenant à la même région. Le coût de la seule A69 représente 60 % de l’investissement sur dix ans de la région Occitanie pour son plan de rénovation ou de réouverture des lignes ferroviaires parcourues par ses TER ou à fonction de desserte fret (800 millions d’euros). (2)
Un total de plus de 4 milliards d’euros pour six projets autoroutiers
Or les projets de nouvelles infrastructures routières foisonnent encore, routes ou autoroutes sur lesquelles circuleraient dans quelques années des voitures électriques majoritairement construites en Chine. Dans son édition du 19 avril, Le Canard Enchaîné en a établi une liste. On y trouve, outre les 54 km de Castres-Verfeil (500 ha goudronnés) : les 41,5 km d’autoroute de contournement est de Rouen pour 886 M€ HT (estimation 2015) et 500 ha goudronnés ; les 13 km d’autoroute du contournement sud d’Arles pour 560 M€ (estimation 2010, à augmenter d’au moins 40 %) et 900 ha goudronnés ; les 16,5 km de l’autoroute Machilly-Thonon pour 300 M€ et 100 ha de forêts détruites ; les 97 km d’autoroute Dreux-Chartres pour 768 M€ HT et 660 ha de terres agricoles goudronnées. Cette dernière sera parallèle à une voie ferré fermée aux voyageurs en 1971, très partiellement exploitée pour du fret et sur laquelle une étude de réhabilitation a été lancée selon la vieille devise française : pour la route on investit, pour le rail on réfléchit.
Le quotidien La Croix relève aussi l’étude sur ce qui serait « le plus grand projet d’autoroute en France », A154 et A120. Ce projet situé entre Eure et Eure-et-Loire à l’ouest de Paris doublerait la RN154 sur 97 km pour probablement nettement plus que les 700 M€ annoncés.
Si l’on prend ces seuls six projets autoroutiers, et si l’on considère les devis manifestement sous-évalués car déjà anciens, on dépasse certainement les 4 milliards d’euros.
On relèvera que dans le dépliant de promotion du contournement d’Arles, les rédacteurs affirment dans un encadré que cette nouvelle autoroute favorisera « le report modal »… en milieu urbain.
Plusieurs handicaps pour le fret ferroviaire, dont l’exécrable situation sociale
La politique pro-route depuis les années 1930 aura été non seulement celle du gouvernement central mais aussi des collectivités territoriales. Il convient de se souvenir que les quelque 15.000 km de voies ferrées départementales construites à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, qui participaient au trafic fret de proximité, ont toutes été liquidées, tel le remarquable réseau à voie normale et fonction majoritairement fret de l’Hérault. Ce mouvement s’est amorcé dès le début des années 1930, quand les conseils généraux refusèrent de financer le renouvellement des superstructures et se lièrent aux entreprises routières régionales. Du côté des municipalités, c’est après la Second Guerre mondiale que furent détruits les réseaux de tramways urbains. C’est donc un mouvement global pro-route qui a dominé toute la politique française avant un début de prise de conscience à partir de l’envolée des prix du pétrole en 1973.
Mais les politiciens ne sont pas seuls responsables. L’exécrable situation sociale dans le chemin de fer explique aussi les difficultés du fret ferroviaire. On cite pour exemple la coopérative Axéréal, qui rassemble quelque 11.000 agriculteurs, a dû affréter 5.800 camions en raison de l’annulation de 9 % de ses convois ferroviaires, soit 129 annulations de trains depuis juillet 2022. Les grèves en sont l’une des principales raisons et, en période de travail, le manque de personnels ou les défaillances de matériel.
Après avoir été rétabli, le désormais célèbre train des primeurs au départ de Perpignan Saint-Charles (ci-dessus) est de nouveau à l'arrêt. Les grèves sur le réseau ferroviaire français sont hors de proportion avec la place de la SNCF dans l'économie nationale, résultantes d'une guérilla sociale voire idéologique, d'une part, d'une hiérarchie étouffante et d'une rétraction humiliante du chemin de fer imposée par les gouvernements, d'autre part.
Emblématique, la circulation du train des primeurs Perpignan-Paris vient d’être suspendue jusqu’à nouvel ordre. Le magazine en ligne Fret ferroviaire écrit : « Après une année 2022 fournie en grèves sur le RFN (Réseau ferré national), la mobilisation contre la réforme des retraites affecte fortement le début de l’année 2023 avec des chiffres catastrophiques pour le fret ferroviaire, et des pertes en dizaines de millions d’euros pour ses opérateurs ».
« Particulièrement suivies dans les postes d’aiguillages stratégiques pour le fret ferroviaire et sur ses lignes structurantes, ces grèves ont empêché la circulation de très nombreux trains de fret sur tout ou une partie de leur itinéraire, entraînant leur suppression » déplore ce magazine professionnel. L’étalement dans la durée de ce conflit social « détruit la confiance des clients ». C’est cette situation qui aura poussé « de très nombreux chargeurs à se retourner vers la route » face aux pressions de leurs clients.
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(1) Liens vers l’article de Raildusud publié le 16 octobre 2021 sur l’autoroute A69 et vers celui de Transportrail publié le 16 avril 2023 :
Quatre cent quatre-vingt millions d'euros pour 54 km d'autoroute, soit près de 9 millions le kilomètre : tel est le devis de la construction de l'autoroute A69 entre Castres et Verfeil (Tarn), dont la réalisation a été promise le 25 septembre par Jean Castex en visite à Lagarrigues, près de Castres.
http://raildusud.canalblog.com
Après tout, dans la période actuelle, un de plus ou un de moins... Voici donc un projet d'autoroute, une de plus, qui a reçu des avis plus que réservés de la commission d'enquête publique et de l'Autorité Environnementale, mais dont les travaux devraient pourtant être lancés compte tenu du soutien de l'ensemble des collectivités locales, Région incluse, en dépit de sa communication très poussée, y compris par des publicités à la télévision, en faveur du train.
http://transportrail.canalblog.com
(2) Lien vers l’article de Raildusud évoquant la poursuite des abandons de lignes fret :
Le monde du fret ferroviaire est écartelé entre un évident dynamisme des entreprises ferroviaires et des chargeurs en particulier sur l'intermodal et les longues distances, et la continuation d'une rétraction du réseau et de son très coûteux vieillissement qui heurte frontalement l'ambition d'un transfert modal dans les régions " périphériques ".
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http://raildusud.canalblog.com/archives/2023/04/08/39855567.html