« Voyage à Bessèges » : ce film, consacré aux tribulations d’un voyageur dans son périple en train depuis Biel, dans le canton suisse du Valais, jusqu'à Bessèges, dans le Gard, montre sans fioritures et à partir d’une expérience vécue l’état de chaos – ou d’agonie - présenté par des pans entiers du réseau ferroviaire régional français. Réalisé par le jeune artiste valaisan Manuel Lobmaier, tout à la fois caméraman, monteur, réalisateur et musicien, ce film a été diffusé sur les stations régionales de France 3 en Occitanie et Auvergne-Rhône-Alpes dans leur émission « La France en Vrai » (1).
Manuel Lobmaier a voulu voyager exclusivement en train, sur 760 km, de Biel (Valais) à Bessèges (Gard)
Manuel Lobmaier se souvient du voyage qu’il effectuait en train avec ses parents lorsqu’il était enfant entre son village natal et Bessèges, à la porte des Cévennes. Il a voulu réitérer son expérience, en posant un préalable : ne voyager qu’en train, comme autrefois.
Plutôt que de passer par Lausanne et Genève et entrer en France par La Plaine et la gare frontière de Bellegarde, qui lui eût permis d’effectuer l’essentiel de son parcours par voie ferrée, il a préféré passer la frontière à Vallorbe, moyennant un détour. On soupçonne Manuel d’avoir voulu tester le réseau français dans ce qu’il a de plus pathétique. Si l’esprit est un peu taquin, la démonstration n’en est pas moins éblouissante.
Aperçu du réseau ferroviaire français dans les années 1930 (à g.) et à la fin du XXe siècle (à d.). Depuis, la liquidation de lignes régionales s'est poursuivie (dans le Grand Sud-Est : Séverac-Rodez, Alès-Bessèges, Saint-Auban-Digne, Boën-Thiers...). A l'échelle de la nation, la perte patrimoniale est considérable.
Son parcours ferroviaire théorique affiche plus de 760 km via Frasne, Morez, Oyonnax, Lyon, Saint-Etienne, Le Puy, Saint-Georges-d’Aurac, Alès. De quoi se régaler les yeux entre le haut-Jura, le Velay, les gorges de l’Allier, la Margeride, les Cévennes. Finalement, le parcours sera nettement plus long. Pour ses voyages d’enfant, Manuel Lobmaier et ses parents mettaient onze heures pour relier Biel à Bessèges. Cette année, son périple lui prendra… onze jours.
La « Conception globale suisse des transports » place le chemin de fer cadencé comme ossature des réseaux
Le voyage de Biel à Vallorbe, sur territoire suisse, est un régal. Que ce soit à partir de Biel, village du Valais situé entre Münster et Bellwald dans la haute-vallée du Rhône, sur la ligne à voie métrique de la Furka, électrifiée, à l’horaire cadencé, au matériel moderne, ou plus loin à partir de Brigue sur les voies des CFF, principales ou régionales, le parcours est tranquille, sûr, confortable. Il est sécurisant grâce à cette « Conception globale suisse des transports » qui place le chemin de fer comme ossature des transports, avec horaires cadencés et correspondances aux points nodaux, et l’autocar comme complément secondaire.
Carte officielle des réseaux suisses. La Suisse affiche une surface à peu près équivalente à celle de l'ancienne région Rhône-Alpes. En rouge, les lignes ferroviaires, complétées, en jaune, par les lignes d'autocars. La Suisse n'a connu que de très rares cas de fermetures de lignes de trains. L'autocar n'assure pas un transfert sur route des circulations ferroviaires, mais leur complément. L'ensemble est étroitement coordonné et cadencé au moins à l'heure.
Après avoir franchi le col du Loetschberg par la ligne ancienne et son tunnel de faîte (on découvre que cette ligne, doublée par un nouveau tunnel de base, est toujours très bien desservie), passé Berne et la splendide descente en balcon du lac de Genève entre Payerne et Lausanne, Manuel prend la direction de Vallorbe par les trains régionaux des CFF, toujours cadencés et modernes. A Vallorbe, l’aventure commence.
Vallorbe, un train régional toutes les heures depuis Lausanne jusqu’à 1 h 23 du matin... mais trois TGV à réservation obligatoire par jour et aucun TER côté français
On a malheureusement souvent l’impression, en passant de Suisse en France par train régional, et quelle que soit la gare frontière, d’entrer dans une sorte de tiers-monde ferroviaire. A Vallorbe, ce principe est confirmé. Se présentant au guichet, Manuel Lobmaier découvre que cette gare, desservie depuis Lausanne chaque heure depuis 6 h 01 au départ jusqu’à 1 h 23 du matin à l’arrivée, n’est desservie côté ouest par aucun train régional français. Aucun. Seuls trois TGV passent la frontière, provenance Lausanne, destination Paris évidemment. Les régionaux sont priés de prendre la route. L’employé du guichet demande donc à Manuel de choisir un tarif pour sa réservation obligatoire jusqu’à Andelot, à 45 km, modulé évidemment, sur le prochain TGV. Et d’attendre.
Manuel en profite pour observer les travaux menés par des militants associatifs qui tentent de rétablir la voie sur une nouvelle section de l'ancienne ligne Vallorbe-Pontarlier par La Cluse-Mijoux, à des fins touristiques. Cette ligne, longue de 26 km, longeait la frontière côté français dans les forêts du Haut-Jura après avoir franchi la frontière. Elle a été fermée aux voyageurs en 1939. Un segment de 7 km est exploité par train touristique entre Fontaine-Ronde et Hôpitaux-Neufs depuis 1993.
L’itinéraire prévu à l’origine du voyage passe par Andelot, où Manuel descend de son TGV pour prendre une correspondance TER vers Saint-Claude par la somptueuse ligne des Hirondelles, puis Oyonnax, Bourg et Lyon. Il découvre à Saint-Claude que la section de 30,5 km vers Oyonnax, laissée à l’abandon depuis des années, bardée de ralentissements et désertée par ses voyageurs qui en avaient assez de rouler à 40 km/h, a été fermée.
Viaduc de Saillard, sur la section Morez-Saint-Claude. Au sud de Saint-Claude et jusqu'à Oyonnax, cette ligne, véritable prouesse technique, est neutralisée par manque d'entretien. Le parcours en transport public de Saint-Claude à Bourg et Lyon doit donc passer par la route. (Doc. Wikipedia)
En parallèle, la route principale est surchargée de véhicules particuliers, au milieu desquels circulent quelques cars TER. Manuel refuse d’en prendre un, puisqu’il a pour principe sur son parcours de ne voyager qu’en train. Il remonte donc jusqu’à Andelot (si Saint-Claude n’est plus relié par train à Lyon, la ville l’est toujours à Paris), pour atterrir à Mouchard et de là redescendre vers Bourg-en-Bresse et Lyon. D’ores et déjà, Manuel aura subi des temps d’attente aux correspondances bien supérieurs aux temps de parcours en trains français.
Manuel, victime de la massification des travaux avec fermeture totale de la ligne, au sud de Saint-Georges d’Aurac
De Lyon, notre voyageur ferroviaire part sans encombre pour Saint-Etienne et Le Puy. Là, il doit attendre longtemps avant de trouver un vrai train (l’un d’eux est subitement supprimé) et non un autocar afin de rejoindre la ligne des Cévennes Clermont-Ferrand-Nîmes, ce qui devrait être en temps normal son avant-dernière étape. Hélas, le principe d’économies sur les budgets d’entretien par massification des travaux, impliquant une fermeture totale de section de ligne, a frappé : aucun train ne circule ce jour-là au sud de Saint-Georges d’Aurac vers Nîmes, alors qu’on est en pleine saison touristique. Au téléphone comme aux guichets, l’accueil et les explications sont glaciales, fatalistes ou désabusées. C’est comme ça.
Manuel décide donc de remonter vers le nord, après une nouvelle interminable attente, avec ce qui reste de circulations TER Le Puy-Clermont-Ferrand pour atteindre Arvant. Là, il va trouver une correspondance par TER Clermont-Ferrand-Aurillac afin de rejoindre Neussargues, amorce de la ligne des Causses vers Béziers. Manuel ne nous livre malheureusement pas les images de la magnifique vallée de l’Alagnon, entre Arvant et Neussargues, jadis si bien décrite par Henri Vincenot.
A Neussargues, l’attente dut être longue puisque la ligne vers Béziers ne voit circuler qu’un seul train par jour sur la totalité de son parcours, sans qu’on sache s’il survivra à l’accord provisoire de financement entre la région Occitanie et l’Etat central, qui en avait la responsabilité au titre des « Trains d’aménagement du territoire ».
Tournemire-Roquefort, gare quasi-abandonnée à 2,5 km des caves de Roquefort, de renommée mondiale
Manuel fera étape à Tournemire-Roquefort, gare desservie trois fois par jour et par sens, quasi-abandonnée alors qu’elle ne se situe qu’à 2,5 km des célèbres caves de fromage de brebis. Il s’entretient avec des syndicalistes. Puis à Bédarieux, où son interlocuteur omet de dire que cette vaste gare était aussi l’amorce d’une ligne par la vallée du Jaur jusqu’à Mazamet et Toulouse et, plus bas, à Faugères, d’une ligne vers Paulhan et Montpellier. La France des régions, vaste cimetière ferroviaire…
Gare de Tournemire-Roquefort (ci-dessus) : bâtiment voyageurs fermé, abris microscopiques, antennes vers Le Vigan par le Larzac et vers Saint-Affrique fermées depuis des décennies. On n'est pourtant qu'à 2,5 km du célèbre village et de ses caves mondialement renommées (ci-dessous). ©RDS
Par Béziers, Manuel rejoint Montpellier, où il fera un détour pour nous faire admirer la nouvelle gare de Montpellier-Sud-de-France, « folie » ferroviaire à 143 millions d’euros avec des TGV privés de correspondances TER et dont le branchement par extension d’une extrémité de ligne de tramway exigera un investissement de 40 million d’euros. Des sommes qui auraient permis de remettre à neuf et la ligne Saint-Claude-Oyonnax et la ligne Alès-Bessèges.
Et à Alès, plus aucun train pour Bessèges, à 32 km de là
Car, parvenu à Alès, notre vidéaste découvre que la section de 32 km jusqu’à Bessèges est fermée aux voyageurs. Certes, elle devrait être rétablie pour 2026, mais il lui était difficile d’attendre jusque-là. S’en tenant à son principe de ne circuler que sur rails, Manuel Lobmaier effectuera donc le voyage à pied, soit une bonne journée de marche sac au dos. Et signera ainsi sa démonstration.
Les « petites lignes » françaises, dans les « territoires éloignés » (éloignés de quoi et de qui ?), présentent souvent l’aspect de chemins de fer du tiers-monde, entre déstructuration de l’offre (TGV-TER), fréquences squelettiques (Neussargues-Béziers une fois par jour), ralentissements pour cause de dégradation de la voie, suspension totale de trafic pour travaux, fermetures pures et simples…
Le démantèlement du réseau régional a précipité la désertification des localités desservies, les privant d’accès à ce réseau puissamment intégrateur qu’est le chemin de fer. L’itinéraire choisi cherchait, on s’en doute, à assurer la démonstration. Et la démonstration est assurée. La France des « territoires éloignés » est à l’abandon, sous le souverain mépris de cette capitale qui se prétend lumière du monde.
Michel Léon
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(1) On pourra visionner la présentation du film de Manuel Lobmaier, ou sa totalité (disponible jusquau 5 novembre 2020), par ces deux liens :
Un réalisateur Suisse apprend que la voie ferrée qu'il empruntait avec ses parents pour se rendre dans les Cévennes, a été abandonnée. Il décide de refaire le voyage, comme avant, en train, ou à pied. Un rail-movie et une enquête rondement menée sur l'état du réseau ferroviaire français...
https://france3-regions.francetvinfo.fr
Portraits de grands personnages qui ont marqué l'histoire régionale, radioscopie du quotidien, mise en perspective de problématiques contemporaines économiques ou sociétales... le documentaire permet de raconter et d'expliquer le monde dans lequel nous vivons. Accueil france 3 Rhône-Alpes La France en Vrai - Rhône-Alpes
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