Territoires désertés par le service public : le ferroviaire comme la Poste, la Sécurité sociale, le Trésor public... (Editorial)
L’année 2023 aura confirmé le décalage abyssal entre les prétentions affichées par les dirigeants politiques de la France et la réalité des services publics sur la grande majorité du pays. La technique ferroviaire est un indicateur parmi d’autres de cet état de fait et du sacrifice du bien commun sur l’autel d’une fraction du territoire ou d’un secteur technologique. Nous citerons trois domaines du « service public » qui s’éloignent hysiquement de la population, en particulier dans les territoires non métropolitains : outre le ferroviaire, la Poste et les grands services de Sécurité sociale et Trésor public.
Ferroviaire : on surcharge le centre, on continue de déshabiller la périphérie
Le chemin de fer brille pour les uns, continue de disparaître ou de dysfonctionner pour la grande majorité. Si les travaux du Grand Paris Express avancent dans une Ile-de-France dont la densité ferroviaire est l’une des plus élevée au monde, son coût astronomique – au moins 38 milliards d’euros, évaluation vieille de trois ans – s’ajoute à celui de l’extension du RER E à l’ouest et aux trains-trams, extensions de lignes de tramway et extension de la ligne 11 du métro parisien. Le tout dépasserait aujourd’hui largement les 50 milliards d’euros, évaluation réalisée par Raildusud voici trois ans.
Parallèlement, et toute honte bue, les différents acteurs politiques du pays – Etat, gestionnaire d’infrastructures, régions – avalisent des liquidations de liaisons ferroviaires telles que Saint-Etienne-Clermont-Ferrand, Lyon-Saint-Claude, Digne-Saint-Auban… dont l’avenir est plus ou moins noyé sous des projets aussi lointains que fumeux. Leurs éventuelles réouvertures demandées par les populations sont renvoyées aux calendes grecques, même dans la très proactive région Occitanie qui se voit contrainte de reporter d’année en année certaines réouvertures (Limoux-Quillan, Rodez-Millau, rive droite du Rhône complète…).
Rame Intercités de l'axe Bordeaux-Marseille à l'approche de Montpellier Saint-Roch. Cette transversale qui relie trois (grandes) régions et quatre métropoles est l'une qui présente le plus mauvais bilan de régularité du pays. Elle est caractérisée par des fréquences faibles (six allers-retours quotidiens), l'absence de continuation vers Nice, des conditions d'accès aussi brutalement draconiennes que celles des TGV (réservation obligatoire, obstacles aux changements d'horaires par le client...), et par l'absence de transparence tarifaire et billettique avec les TER circulant sur des sections en parallèle. Pourtant cette ligne a du succès, démontrant l'importance des besoins à satisfaire. ©RDS
Dans les métropoles hors Ile-de-France les extensions d’infrastructures lourdes – tramway, métro – piétinent, victimes de l’absence d’appel à projet d’envergure de la part de l’Etat. Grenoble ne lance aucun chantier d’extension (un éventuel téléphérique transversal assèchera un peu plus les budgets d’investissement) ; Montpellier, étranglée par son « gratuitisme » idéologique (et socialement inepte puisqu’il exclut les habitants des périphéries mais inclut les « bobos » du centre) a dû amputer les projets initiaux de sa ligne 5 et de l’extension de sa ligne 1 ; Toulouse avance son chantier de ligne 3 de métro (lourd) moyennant un lourd surendettement ; Toulon renonce à tout tramway ; Lyon renonce toute nouvelle extension de son métro ; Marseille conserve de l’ambition mais compte surtout sur les aides spécifiques de l’Etat pour la réaliser.
Le réseau ferroviaire national originel – les lignes classiques – souffrent de son obsolescence, jusqu’aux lignes structurantes telles Paris-Clermont-Ferrand ou Bordeaux-Narbonne. Nous préférons ne pas évoquer les lignes « secondaires » régulièrement menacées de fermeture et déjà accablées de ralentissements et de fréquences indignes : Béziers-Neussargues, Grenoble-Veynes, Nîmes-Clermont-Ferrand, Le Puy-Saint-Georges-d’Aurac… La promesse d’investir « 100 milliards d’euros » dans le réseau, prononcée par la première ministre, ne résiste pas à l’analyse quand on sait que cette enveloppe inclut les participations d’à peu près tout ce que la France compte d’autorités publiques, voire européenne.
Enfin, le projet détaillé des lignes françaises d’accès au tunnel de base de l’axe Lyon-Turin n’est toujours pas financé par le pouvoir parisien, au risque de perdre la participation de l’Union européenne et donc de limiter pour des années le trafic du futur ouvrage.
Lancé par le locataire de l’Elysée en personne, le principe de futurs « RER métropolitains », prudemment rebaptisés « Services express régionaux métropolitains », se dilue. Faute de financements crédibles ces SERM sont en passe de devenir de véritables fourre-tout, depuis les TER plus ou moins améliorés jusqu’aux locations de bicyclettes en passant par le covoiturage – comme si ces techniques n’étaient pas déjà largement promues, moyennant de très modestes bilans. De véritables RER métropolitains hors Ile-de-France nécessiteraient pour le moins la réouverture de sections de lignes liquidées par le passé afin de reconstituer de véritables ossatures ferroviaires crédibles, de même que l’amélioration des réseaux existants.
Poste : numérisation frénétique, désertification territoriale
Le « service public » de La Poste et de sa Banque postale est un autre exemple de l’impéritie de l’administration française. Cette dernière suit, comme elle l’a tant fait pour le transport en « province », le vieux principe nihiliste suivant lequel toute nouveauté doit non pas s’ajouter mais se substituer à l’ancienne. Et donc détruire l’héritage.
Après avoir investi massivement dans un gigantesque réseau de centres de tri ultra-modernes au début des années 2000, depuis les PIC (plateformes interrégionales de courrier) jusqu’aux tris automatiques locaux, les dirigeants de cette société publique font tout pour tordre le bras de leur clientèle afin qu’elle : renonce au courrier papier (sous le prétexte parfaitement contestable de son coût énergétique supérieur au numérique et alors qu’elle avait massivement investi pour le tri) ; renonce au paiement en liquide ; et évite de se rendre aux guichets, réduits hors grandes villes au coin d’un comptoir de magasin de jouet ou d’épicerie.
Le courrier papier est manifestement dans le collimateur des caciques de La Poste. Le coût d’envoi, au tarif 2023, d’une lettre de moins de 20 g en servce intérieur France (1,16 €) était supérieur de 5,45 % au coût d’envoi d’une lettre de moins de 20 g en service international intra-européen depuis l’Allemagne (1,10 €). L’envoi d’une lettre de France vers Allemagne (1,80 €) était supérieur de 63 % au coût d’envoi d’une lettre d’Allemagne vers la France, et de 50 % au coût d’envoi d’une lettre d’Autriche vers la France (1,20 €).
Spectacle offert par une boîte à lettres de quartiers centraux dans la plupart des grandes villes de France (ici à Grenoble). Ce véritable repoussoir sape la confiance dans le service alors que la Poste françaises affiche parmi les tarifs les plus chers d'Europe pour le courrier. La Poste et les autorités locales se renvoient la responsabilité de l'effacement de ces dégradations causées par cette partie de la population qui manifeste son mépris affiché (et taggué) pour la chose publique. ©RDS
La Poste, pourtant autoproclamée service pour tous, limite de façon proactive l’usage de l’argent liquide et, du même coup, la liberté de ses clients. Les bornes d’affranchissement acceptant les pièces de monnaie ne sont généralement pas renouvelées et sont massivement remplacées par des bornes n’acceptant que les cartes bancaires. Les clients refusant d’utiliser la carte bancaire sont lourdement pénalisés puisqu’ils doivent régler au guichet… dont le nombre est réduit d’année en année.
Pourtant la carte bancaire cache, derrière son apparente facilité d’usage, bien des pièges. Tous les paiements par carte sont tracés et leurs détails sont accessibles tant pour la banque que pour les services de l’Etat. Ils sont taxés pour le commerçant et payants de fait pour le client puisqu’il est prélevé d’un forfait pour sa carte. La monnaie contenue dans la carte bancaire est donc une monnaie contrôlable et payante, à l’opposé de l’argent liquide qui est une monnaie gratuite et, plus encore, heureusement anonyme.
Enfin, et poursuivant une tendance longue de plusieurs décennies, La Poste liquide par principe ses bureaux ouverts au public dans des communes de plus en plus grandes. Par une sorte de masochisme difficilement explicable, elle supprime même des fonctions de sa Banque Postale dans des bureaux restant ouverts et a fortiori dans ceux qu’elle continue de fermer. Ils sont remplacés par des relais courrier chez des commerçants sous-rémunérés et sous-qualifiés pour ces tâches.
Bâtiment du bureau de poste et centre local de tri de Chazelles-sur-Lyon (Loire), 5.000 habitants, désaffecté depuis cet automne. Après avoir perdu son antenne du Trésor public, cette commune désindustrialisée qui a perdu ses usines de chapellerie, subit le désinvestissement des services publics, aggravant sa relégation malgré les efforts des collectivités locales. Notons que la Banque postale y a aussi supprimé son distributeur de billets, obligeant ses clients à retirer dans ceux des banques voisines moyennant... des frais des gestion au-delà de quatre retraits mensuels. ©RDS
Visant à l’évidence à tordre le bras de ses clients (tout comme d'autres services d’Etat) La Poste enfin mise tout sur le numérique. Elle fait ainsi porter à l’usager nombre de tâches relevant du prestataire et exclut de facto la part de la population « non-branchée » ou inapte au numérique. La lettre distribuée le lendemain, ex-lettre rouge, ne peut plus être envoyée que par internet… avec réception papier par le destinataire. Par bonheur, le marché a sévèrement sanctionné ce concept absurde et excluant, qui s’est révélé un flop de premier ordre.
Sécurité sociale, Trésor public… : liquidation du réseau ouvert au public, numérisation forcée, dysfonctionnements, exclusion
La liquidation du réseau ouvert au public concerne désormais tous les grands services à la population dépendant de l’Etat : le ferroviaire avec la fermeture de milliers de gares et de guichets dans celles maintenues ; la Poste avec la suppression d’un nombre encore plus important de guichets ; mais aussi la Sécurité sociale et le Trésor public. Dans ce vaste mouvement de rétraction, le contact humain est sacrifié au profit d’un contact numérique, lequel devient cauchemardesque dès que surgit une difficulté ou un contentieux… et Dieu sait si la bureaucratie française en est friande.
Nous ne prendrons ici qu’un exemple concret et attesté. L’assurance retraite de base, incluse dans la sphère de la Sécurité sociale, connaît parfois de graves dysfonctionnements. Notre cas précis concerne un fonctionnaire hospitalier qui, sans préannonce ni explications, a vu le virement de sa pension de retraite suspendu sine die en mars 2023 après une année de paiement. Ce personnel de santé avait cotisé au-delà du nombre de trimestres requis.
Depuis lors, impossibilité d’en savoir plus. L’antenne de la Sécurité sociale de son lieu de résidence, une commune de quelque 6.000 habitants, a disparu depuis plusieurs années. Il a fallu que la victime attende neuf mois pour réussir à obtenir un rendez-vous au bureau idoine sis dans la sous-préfecture située à une trentaine de kilomètres de son domicile. Ayant dû vendre son automobile pour pouvoir survivre, et sans liaisons crédible en transport public, le retraité privé de retraite y a été véhiculé par une connaissance.
Siège monumental, et perpendiculaire au cours naturel de la Seine, du ministère de l'Economie et des Finances à Paris. Si l'administration centrale dispose de ces locaux "remarquables", ceux situés dans les agglomérations de taille moyenne ont disparu de même que leurs employés, emportant avec eux la relation humaine directe avec les citoyens.
Le rendez-vous n’a rien donné, deux employés se contentant d’enregistrer, de promettre une explication pour le mois suivant (soit dix mois après suspension de la pension) et de conseiller de solliciter… le minimum vieillesse (ASPA) une fois que ledit retraité aura atteint son 65e anniversaire ! Exemple dramatique de la diminution des moyens humains et des antennes locales des caisses de retraite.
Quant au Trésor public, heureux les citadins qui disposent d’un service des impôts ouvert au public, dans lequel ils pourront trouver une âme bienveillante pour débrouiller des situations souvent compliquées et anxiogènes. En revanche, si ledit citoyen habite une petite agglomération et se voit taxer, comme des centaines de milliers cet automne, pour une résidence secondaire qu’il n’a jamais eue (confondue par le fisc avec une ancienne adresse de résidence principale), et qu’il ne possède pas de véhicule personnel, le rendez-vous en face-à-face est impossible. Tout doit se passer par courrier postal, avec coûteuses lettres recommandées en série, des « explications » étant souvent exigées en rafales. Et en l’absence de bureau de poste…
Poste, Sécurité sociale, Trésor public… Nous ne nous éloignons pas tellement du ferroviaire car nous touchons au même phénomène : celui de la marginalisation délibérée de populations entières par les services supposément publics dont le principe était jadis contenu dans le triptyque « neutralité, continuité, universalité ». Cette marginalisation est opérée sous le voile pudique de la numérisation supposément accessible à tous, et prétendument omnisciente. Or l’internet n’est ni accessible à tous, ni omniscient et, de plus, violemment anonyme. Il interdit l’écoute humaine, l’évaluation de la sincérité de l’interlocuteur, l’empathie et il mine la confiance.
Quand des populations entières sont physiquement marginalisées par l’absence ou la déficience du transport public tandis que les autres « services publics » s'éloignent d'elles, que devient la communauté humaine et ce qui prétend encore être une « république » ?
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Raildusud souhaite à tous ses lecteurs une bonne et heureuse année 2024,
placée sous le signe du réveil de leurs villes et régions.