Nouveaux entrants en service voyageurs : le libre accès augmente principalement le tropisme centralisateur
La levée de 4 millions d’euros par Kevin Speed auprès des banques, annoncée le 25 juillet, vient confirmer combien le libre accès au réseau ferroviaire pousse à augmenter l’offre sur le plus gros gâteau – l’Ile-de-France – alors que les difficultés s’amoncellent pour la seule tentative de liaison en libre accès non radiale, celle projetée entre Lyon et Bordeaux par Railcoop. Les liaisons au départ de Paris sont déjà l’objet d’une vive concurrence depuis l’arrivée de l’italienne Trenitalia sur Paris-Lyon-Milan et elle devrait d’aviver un peu plus avec celle annoncée sur l’axe Paris-Sud-Est des trains à grande vitesse (TàGV) de l’espagnol Renfe.
Certes, on pourra objecter que ladite Renfe vient de relancer ses liaisons Lyon-Barcelone et Marseille-Madrid, interrompues depuis la rupture unilatérale fin 2022 par SNCF Voyageurs de sa coopération avec l’entreprise publique espagnole. De même, l’entreprise Le Train prépare son arrivée sur les lignes à grande vitesse de la façade atlantique avec des TàGV entre métropoles via la ligne à grande vitesse Lisea (Tours-Bordeaux), services tels que Bordeaux-Nantes. On notera toutefois que cette dernière liaison, passant par Angoulême, Tours Centre, laissera logiquement de côté la ligne classique – plus courte en kilométrage mais non en temps de parcours – Bordeaux-Nantes via La Rochelle et La Roche-sur-Yon exploitée en Intercités. Les liaisons « province-province » de Le Train éviteront d’emprunter cette ligne transversale, privilégiant les lignes radiales que Le Train utilisera sur une partie de leur linéaire. Le Train prévoit de desservir La Rochelle vers Rennes, mais par la ligne La Rochelle-Poitiers, Lisea et Tours-Angers, toutes lignes à fonction radiale.
Le Train utilise les axes radiaux pour des relations transversale
L’originalité de Le Train consiste à valoriser des axes radiaux en les empruntant pour des relations transversales, devenues concurrentielles grâce à la grande vitesse au détriment des lignes transversales au linéaire plus court telles Bordeaux-Nantes via La Rochelle, et des villes qu’elles desservent (en l’occurrence Saintes, Rochefort, La Rochelle, Luçon, La Roche-sur-Yon…). In fine, la logique de Le Train, en soi parfaitement novatrice, s’inscrit dans un réseau physique métropolitain. Elle profite de marchés délibérément marginalisés par l’entreprise publique SNCF qui aggrave encore son tropisme francilien avec des méthodes de rabattement sur Paris de la clientèle « province-province ». SNCF Voyages joue les allongements de temps de parcours par rapport à des solutions maillant des sections de lignes à grande vitesse et de lignes classiques.
Le Train finalise une levée de fonds de 8 millions d'euros, avec quatre nouveaux acteurs qui rejoignent ses premiers financeurs, Crédit Mutuel Arkéa et Crédit Agricole. Une deuxième levée de fonds sera lancée au second semestre 2023, auprès d'investisseurs de grande envergure, selon Le Train. Le service sera assuré par dix rames Talgo Avril, un contrat de fabrication et de maintenance ayant été passé avec le constructeur ibérique. (1)
La somptueuse gare de Bordeaux Saint-Jean, fierté de l'historique compagnie du Midi, (ci-dessus) sera le point de départ et d'arrivée de nombreux services de Le Train à vocation intra- et interrégionale vers le nord. ©RDS
Kevin Speed, quant à elle (ou lui ?, on regrettera l’anglicisme), a relevé une autre défaillance structurelle de SNCF Voyageurs : celle de la sous-valorisation du marché au départ des gares intermédiaires des lignes à grande vitesse dans le grand bassin parisien. Grâce à une exploitation optimisée (rotations courtes et fréquentes…) Kevin Speed compte faire circuler des TàGV « de type omnibus » entre Paris et Tours Centre, Vendôme, Reims… On ignore si cette compagnie poussera jusqu'au Creusot-TGV et Mâcon-TGV. Pour cette dernière gare, un terminus à Mâcon Ville serait possible via un raccordement de service avec la ligne classique Lyon-Dijon. (2)
Sur ce créneau, Kevin Speed s’inspire des chemins de fer britanniques et de la HSL 1 Folkestone-Londres Saint-Pancras, longue de 110 km, sur laquelle les liaisons transmanche à grande vitesse Londres-Paris/Bruxelles/Amsterdam… sont complétées par des liaisons régionales entre Londres et les gares intermédiaires de Stratford International, Ebbsfleet international, Ashford International et divers embranchements. La gare de Ebbsfleet International est ainsi dotée de deux voies à quai pour les services à longue distance internationaux et de quatre autres pour les services intérieurs à grande vitesse.
Kevin Speed s’inspire de la HSL 1 britannique mais sur des densités de population et des équipements moindres
Si l’exemple britannique peut être inspirant pour des entreprises désirant compléter les faiblesses des dessertes à distance moyenne de SNCF Voyageurs, Kevin Speed devra toutefois tenir compte de la différence de densités de population. Par ailleurs, on relèvera que les « gares TGV » des lignes françaises sont notoirement sous-dimensionnées. Rares sont celles qui disposent de plus de deux voies à quai sur l’axe à grande vitesse. Seules celles de la région parisienne et celle de Lyon Saint-Exupéry sont dotées de plus de deux voies à quai. Marne-la-Vallée-Chessy est dotée de trois voies à quai et de deux voies passantes latérales. Roissy Charles-de-Gaulle 2 TGV est dotée de quatre voies à quai et de deux voies passantes centrales. Lyon Saint-Exupéry est dotée de trois voies à quai (avec réserve pour une quatrième) et de deux voies passantes centrales. Valence TGV est dotée de trois voies à quai et de deux voies passantes centrales, mais l’une des voies à quai (voie 5) n’est accessible que depuis la ligne classique Valence-Grenoble par le raccordement à voie unique, et non depuis la voie impaire (nord-sud) à grande vitesse, ce qui la rend inutilisable par des trains à grande vitesse en provenance de Paris.

Passage d'une rame sans arrêt en gare de Chamapgne-Ardenne TGV, dans la banlieue de Reims. Si cet établissement ne comporte que deux voies à quai pour les rames à grande vitesse, il est aussi équipé de deux voies TER pour correspondance avec le réseau classique et d'un raccordement permettant aux TGV de rejoindre la gare de Reims centre. Les gares sur lignes à grande vitesse offrant une correspondance TER sont rares : outre Champagne-Ardenne TGV, Avignon TGV, Valence TGV, Nîmes Pont-du-Gard, malgré plusieurs opportunités qui n'ont pas été saisies par des concepteurs (Le Creusot TGV, Mâcon-Loché TGV, Aix-en-Provence-TGV, TGV Haute-icardie, Vendôme Villiers-sur-Loir, Lorraine TGV).
Champagne-Ardennes TGV, dans la banlieue de Reims, se rapproche du modèle britannique puisqu’elle ne se situe qu’à 113 km de Paris. Elle ne dispose que de deux voies à quai encadrant deux voies passantes, ainsi que deux voies TER adjacentes. Un raccordement permet aux TGV de rejoindre la gare centrale de Reims. Un service Reims-Paris à haute fréquence de Kevin Speed imposerait d’amorcer les rotations à Reims Centre, ce qui serait plus logique au plan commercial.
Vendôme-Villiers-sur-Loir TGV, à 162 km de Paris, est équipée de deux voies à quai encadrant deux voies passantes. Disposant d’un potentiel commercial faible (Vendôme ne compte que 15.600 habitants) elle pourrait ainsi être desservie par des rotations Kevin Speed Tours-Paris (224 km) caractéristique d’un modèle « grand régional ».
Les dessertes intermédiaires sur les premières lignes nouvelles françaises sont notoirement faibles
Quoi qu’il en soit, les concepteurs des premières phases du réseau à grande vitesse français ont notoirement négligé les dessertes intermédiaires. Sur la LGV Paris-Lyon (409 km), on ne compte que Montchanin-Le Creusot et Mâcon-Loché. De plus, ces deux gares sont sans correspondances possibles avec les lignes classiques voisines alors qu’elles se situent à seulement quelques centaines de mètres du franchissement de celles-ci. Leurs dessertes ne sont conçues que de et vers Paris.
Kevin Speed et Trenitalia, bientôt rejoints par Renfe, s’engouffrent donc sur le marché radial à grande vitesse au départ de l’Ile-de-France, visant soit des niches négligées par SNCF Voyageurs (le grand régional pour Kevin Speed) ou le gros gâteau des liaisons Paris-Sud-Est. Le Train compte utiliser ce réseau radial à grande vitesse pour mailler des offres interrégionales elles aussi négligées par SNCF Voyageurs. Point capital, le reste du réseau, dit « classique », est notoirement ignoré par ces nouveaux entrants.
Premier nouvel entrant en accès libre (Open Access) sur le réseau français : Trenitalia et sa désormais célèbre rame Frecciarossa (Flèche rouge) saisie ici à Paris Gare de Lyon. Ce train à grande vitesse offre des rotations Paris-Lyon et Paris-Milan via Lyon Part-Dieu. Il devrait être bientôt accompagné par des rames Renfe. ©RDS
Seul Railcoop pour l’instant fait exception, en se posant comme le seul entrant « girondin » concevant des relations interrégionales transversales sur le réseau classique. Son concept allie en effet les relations à grande distance (Lyon-Bordeaux) avec les possibilités de cabotage qu’offre constitutivement le réseau classique : par exemple entre Lyon et Bordeaux des possibilités de cabotage Limoges-Montluçon, Guéret-Roanne, Périgueux-Lyon ou Bordeaux-Gannat… Toutes relations qui franchissent la frontière ferroviairement étanche au niveau de Montluçon entre les deux régions voisines Auvergnes-Rhône-Alpes et Nouvelle-Aquitaine. Ces deux régions n’ont jamais été capables de concevoir des services TER passe-frontière.
Railcoop, seul nouvel entrant jouant le réseau classique transversal, a vécu des mois difficiles
Railcoop a vécu ces derniers mois une sévère remise en question. Après avoir tenté une incursion dans le trafic fret entre Figeac et Toulouse Saint-Jory sous deux formules successives, cette coopérative d’intérêt collectif réunissant des sociétaires de tous horizons et de toutes natures (collectivités, particuliers, entreprises) a dû se recentrer sur son projet initial de relation voyageurs Lyon-Bordeaux. Reconnaissant « être en difficulté financière mais pas en cessation de paiement », Railcoop a modifié son gouvernement avec l’élection d’un nouveau président, Christian Roy, Nicolas Debaisieux demeurant directeur général. L’assemblée générale de juin dernier a déploré une fois de plus « l’absence de soutien des banques, de l’État et des Régions (à l’exception de l’Occitanie) pour permettre l’amorçage de l’activité voyageur ». Railcoop affirme avoir besoin de 4 millions d'euros pour amorcer son service. (3)
Ni les financeurs privés, ni les puissances publiques ne semblent ainsi miser sur un concept de relation transversale sur réseau classique avec multiples dessertes intermédiaires, donc sur un projet d’intérêt à la fois national, territorial et décentralisateur. On peut comprendre les financeurs privés dont la première fonction est d’optimiser le couple bénéfices-risques. On peut comprendre les financeurs publics dont les budgets sont extrêmement contraints à l’heure actuelle, sinon optimisés…
Mais ces deux attitudes parallèles devant le projet Railcoop traduisent un biais mental typiquement français : les « territoires » ne seraient d’aucune ressource face au Graal que constituerait pour le pays la ville-monde, sa capitale. L’abandon des liaisons Intercités Lyon-Bordeaux en 2016 sur initiative de l’Etat financeur et de son bras armé la SNCF l’a illustré jusqu’à la caricature.
Le premier aller-retour Lyon-Bordeaux Railcoop est prévu pour juin 2024
Railcoop à ce jour prévoit de mettre en service un premier aller-retour quotidien Lyon-Bordeaux par Roanne, Gannat, Montluçon, Guéret, Limoges, Périgueux, Libourne en juin 2024 avec une rame tricaisses X72500 révisées par ACC M et revêtues d’une livrée Railcoop. L’atelier, sis à Clermont-Ferrand, assurera la maintenance. Une deuxième rame, « à déterminer », permettra de passer à des trains en unités multiples.
Lyon Perrache (ci-dessus) sera la gare origine-destination des services Railcoop vers Bordeaux. Le projet de sillons établi par SNCF Réseau et Railcoop prévoit une longue station à Part-Dieu au retour (environ 27mn). ©RDS
Selon la commande de sillons effectuée par Railcoop en préconstruction avec SNCF Réseau, dans le sens est-ouest le départ de Lyon Part-Dieu est prévu à 6 h 00 pour arrivée à Bordeaux Saint-Jean à 13 h 55. Le retour est prévu avec la même rame à 14 h 30, soit seulement 35 mn plus tard, « un point de fragilité », admet Nicolas Debaisieux auprès du mensuel Rail Passion, interrogé par le journaliste Jérémie Anne. L’arrivée à Lyon Part-Dieu est prévue à 21 h 46.
Le seul nouvel entrant à ne pas s’inscrire dans « l’étoile de Legrand » (la conception parisianocentrique du réseau ferroviaire instaurée comme principe d’Etat en 1842) est donc à ce jour Railcoop. Le Train semble avoir plus de possibilités financières, tentant de jouer une offre « girondine » mais sur le système radial. Trenitalia, Kevin Speed et bientôt Renfe jouent la carte des relations radiales au départ de Paris, même si Renfe a courageusement repris ses liaisons hors-Paris… sans toutefois les intensifier.
Dans le cas de Railcoop et de ses plus de 14.400 sociétaires, le projet Lyon-Bordeaux dépasse la simple question du transport. La société coopérative, et dans une moindre mesure Le Train, répondent au désir d’émancipation territoriale face au jacobinisme ferroviaire. Toute la question est de savoir si des services en accès libre et aux risques et périls de l’exploitant sur des axes transversaux (en particulier classiques) sont financièrement capables de répondre à l'impératif de justice territoriale dont le premier acteur devrait être l’Etat central. Dans le cas du projet Railcoop, ce projet est laissé à la charge des simples sociétaires, ceux-là même que l'Etat, dont ils sont contribuables, a dépouillés des services ferroviaires qu'il devrait assumer au titre de la solidarité nationale.
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(1) Lien vers le site de la compagnie Le Train, qui présente plusieurs vidéos :
Avec l'ouverture de la concurrence, les français vont avoir plus de possibilités pour faire du train le moyen rapide, accessible, fiable et écologique
https://www.letrainvoyage.fr
(2) Lien vers le site de la compagnie Kevin Speed :
La compagnie ferroviaire Kevin Speed offrira une solution accessible aux gens des villes moyennes, de la ruralité et du périurbain pour accéder aux métropoles
https://www.kevin-rail.com
(3) Lien vers le site de la société coopérative d'intérêt collectif (SCIC) Railcoop :
Découvrez le site de railcoop, pionnier du ferroviaire citoyen francais.
https://www.railcoop.fr

