La Chapelle fret à Paris, Sud-de-France à Montpellier : gares de prestige contre réhabilitation du réseau interrégional
La vieille illusion, trop française, qui consiste à penser que la demande sera d’autant plus importante que l’équipement sera plus somptueux a trouvé plusieurs nouvelles illustrations dans le domaine ferroviaire avec le ruineux échec de la vaste gare fret de La Chapelle à Paris ou la contestation persistante de la prétentieuse gare TGV excentrée Sud-de-France à Montpellier. Or dans le même temps, l’argent public est refusé à des lignes historiques de maillage du territoire telles que Saint-Etienne-Clermont-Ferrand ou Clermont-Ferrand-Ussel, neutralisées depuis des années alors que leur pertinence est avérée tant pour des dessertes intrarégionales entre métropoles (Clermont-Ferrand-Saint-Etienne-Lyon) que pour des dessertes interrégionales (Lyon-Clermont-Ferrand-Bordeaux).
De nombreux autres exemples de démaillage ferroviaire par refus d’investissements publics dans les régions pourraient être trouvés, mais le Massif central est emblématique avec les liquidations de Montluçon-Eygurande, Lapeyrouse-Volvic, Séverac-Rodez ou encore Alès-Le Teil.
Ancienne gare de Vogüé (Ardèche) sur la ligne Alès-Le Teil, jonction vers Aubenas, Lalevade et Largentière. Plus aucun train ne dessert ce vaste bâtiment PLM digne de ce noeud ferroviaire, devenu école maternelle. Le trafic voyageurs, qui aurait connu un inévitable succès dans cette partie touristique du sud de l'Ardèche, a disparu en 1969. Le fret s'est prpgressivement éteint jusqu'en 1979. (Doc. Massif central ferroviaire - http://massifcentralferroviaire.com/fiches/fichegar_n.php?VARobjetID=1395)
Les devis méritent d’être comparés pour mesurer l’inanité de certaines décisions et le fossé creusé entre territoires par des politiques de prestige. Le coût de la gare fret de La Chapelle à Paris, achevée en 2018 et inutilisée depuis, s’est élevé à 80 millions d’euros. Le coût de la gare excentrée de Sud-de-France à Montpellier, achevée en 2017, s’est élevé à 145 millions d’euros. Cette dernière est structurellement sous-utilisée puisqu’elle ne permet aucune correspondance TGV-TER et impose à la grande majorité de ses usagers un temps d’accès, depuis la zone urbaine dense, qui péjore le gain de temps (environ 15 mn) permis par l’usage de la ligne à grande vitesse CNM entre Manduel et Montpellier.
Boën-Thiers ou Laqueuille-Ussel à l’abandon malgré des restaurations à coût comparable (environ 100 M€)
En vis-à-vis, le devis évoqué en 2016, lors de la suspension des circulations entre Montbrison et Thiers sur l’axe Saint-Etienne-Clermont-Ferrand, pour restaurer la voie était de quelque 50 millions d’euros. Sept ans après, il pourrait avoisiner 100 M€ pour les 47 km séparant Boën de Thiers, la section Montbrison-Boën ayant été restaurée grâce à une aide importante de la région… et de l’intercommunalité.
Pour restaurer les 40 km de voie, neutralisés depuis 2014, entre Laqueuille et Ussel et mettre au standard voyageurs les 44 km de voie fret entre Volvic et Laqueuille, on peut avancer une somme un peu supérieure à 100 M€. Ces deux chiffres s’entendent aux prix pratiqués par le gestionnaire français d’infrastructure, notablement supérieurs à ceux pratiqués outre-Rhin pour les dernières remises en service de « petites lignes ».
Doublet d'autorails monocaisse à leur terminus de Boën (Loire). Aucune continuation par fer jusqu'à Thiers et Clermont-Ferrand n'est plus possible depuis 2016 après des années de dégradation du service. Lors de la suspension du trafic, l'évaluation de la rénovation était de 50 millions d'euros. On attend une nouvelle évaluation, après sept années d'abandon, qui pourrait tourner autour de la centaine de millions. ©RDS/POM
D’une part quatre-vingt et cent-quarante-cinq millions d’euros dans des équipements ferroviaires lourds et prestigieux à l’évidence surdimensionnés ; d’autre part deux fois une centaine de millions d’euros refusés pour des axes ferroviaires essentiels au maillage d’une région, le Massif central, notoirement difficile d’accès et en manque flagrant de voies de communications alternatives à la route qui permettraient de développer son économie et redresser sa démographie.
La « gare fret » de La Chapelle à Paris n’a connu aucune activité ferroviaire depuis son inauguration en grande pompe voici cinq ans. Ce site de 15.000 m2 à 80 millions d’euros valeur 2018 (soit une centaine aujourd’hui) promettait une livraison décarbonée des marchandises, incontournable étendard de la classe politique française et singulièrement de la maire de Paris Anne Hidalgo. Deux fois par jour, des trains devaient relier Dourges (Pas-de-Calais) et Bruyère-sur-Oise (Val-d’Oise) à ce chantier multimodal fer-route situé sur des emprises ferroviaires reconverties. Là les conteneurs devaient être transférés « sur des camions vertueux, à propulsion électrique ou au gaz », expliquaient les promoteurs de cette gare, située à quelques pas de Montmartre.
A Paris, les 44.000 camions annuels qui devaient passer au rail sont restés sur la route grâce à La Chapelle (80 M€)
Las, l’ampleur de l’investissement en dur (80 M€) ne saurait présager de la viabilité économique du flux. Les entreprises, qui doivent assurer la rentabilité de leur activité, ont continué de préférer la solution tout routier à des devis cumulant transport par train, manutention à La Chapelle et transport routier « vertueux » pour le dernier kilomètre. Les « 44.000 camions par an » qui devaient « disparaître des routes de Paris et de l'Île-de-France » grâce au rail et au chantier de La Chapelle, promis par Mme Hidalgo, ont bel et bien continué de circuler sur la voirie générale.
Vue générale du projet de quartier parisien La Chapelle international, saupoudré de verdure comme il se doit. L'emplacement de la gare de transit rail-route est figuré au second plan. Depuis son inauguration, aucun train n'y est entré.
La gare fret de La Chapelle était portée, avec SNCF Immobilier, par l'aménageur Sogaris (Société d’économie mixte de la gare routière de Rungis), dont le principal actionnaire est la ville de Paris (41,5 %), suivi par la Caisse des Dépôts (27 %) et les trois départements de la petite couronne. C’est donc de l’argent public qui a été investi dans la gare fret de La Chapelle. Si Jonathan Sebbane, directeur général de Sogaris, a affirmé au Parisien qu'il ne perdait pas espoir de voir, un jour, des marchandises arriver à Chapelle, le site tente de se rentabiliser grâce à l'implantation d'un data center, d'espaces de formation, d'une « ferme urbaine » et d’activités de La Poste.
A Montpellier, une autre construction ferroviaire magistrale a privilégié l’apparence sur l’usage. Si l’on peut concevoir qu’un établissement voyageurs soit construit sur le CNM à hauteur de Montpellier – mais à plus de 6 km du centre historique et de la gare Saint-Roch – pour des dessertes TGV en transit et à très longue distance, rien n’imposait de construire une gare-pont à 145 millions d’euros, dotée d’un immense hall de 10.000 m2 conçu par l’architecte de renom Marc Mimram. La toiture est constituée de 154 palmes de béton microfibré à ultra-haute performance de 3 cm d’épaisseur, ajourées, permettant une portée de 18,40 m.
La municipalité de Montpellier a cofinancé Sud-de-France (145 M€) mais surdensifie le quartier de la gare Saint-Roch
Même si le projet originel de Montpellier Sud-de-France prévoyait une gare « deux fois plus grande », ainsi que l’avait affirmé Marc Mimram comme pour justifier le projet retenu, son coût porté par la SNCF, l’Etat et les collectivités territoriales est lui aussi à comparer avec les devis avancés pour d’improbables remises en service de lignes neutralisées. Certes Montpellier Sud-de-France comporte un faisceau de six voies, avec réserve pour deux de plus, qui répond aussi aux besoins de gestion du trafic fret. De plus, un quartier d’affaires et d’études (Cambacérès) aux grandes ambitions est en cours de construction à proximité de la gare.
Aperçu de la sophistication du bâtiment et des accès aux voies de la gare de Montpellier Sud-de-France. Le devis aurait permis de mettre au standard suisse entre soixante et cent kilomètres de lignes régionales en déshérence. ©RDS
Mais quel besoin d’un bâtiment de prestige alors que la reconstruction de la gare Saint-Roch en 2014 a donné à cette dernière, qui n’est pas saturée, une nouvelle et vaste dimension permise par la création d’un magnifique hall supérieur en ogive conçu par l’architecte et ingénieur de la SNCF Jean-Marie Duthilleul ? D’autant qu’autour de la gare Saint-Roch, la municipalité de Montpellier a fait le choix d’une urbanisation à très haute densité dont les nouveaux immeubles sont en voie d’achèvement : appartements de prestige et sociaux, hôtels, bureaux, parc à voitures de grande capacité...
Vue de nouveaux bâtiments à moins de cent mètres de la gare Saint-Roch. En surdensifiant ce quartier par urbanisation d'anciennes emprises ferroviaires fret, la municipalité de Montpellier n'apportera pas de nouveaux clients à Sud-de-France... qu'elle a cofinancé. ©RDS
A Sud-de-France, un premier bâtiment modeste côté ville, en surplomb de l’autoroute A9 qui malheureusement longe les voies, avec passerelle pour atteindre le parking (1.500 place à ce jour) côté sud, dotée de descentes vers les quais, eût suffi dans un premier temps : à ce jour, seuls une quinzaine de TGV quotidiens sont affichés au départ de Sud-de-France. Avec des installations modestes, l’argent public eût alors pu être mobilisé pour les territoires progressivement privés de services ferroviaires… y compris pour la très menacée ligne de l’Aubrac.
Et aussi, Nîmes Pont-du-Gard (près de 100 M€), Lyon Saint-Exupéry (174 M€ valeur 2022)
La fracture territoriale s’illustre aussi – et surtout – dans les arbitrages financiers. En France, elle est aggravée par une politique de prestige, parfois en décalage avec les besoins ainsi qu’on vient de le voir dans ces deux exemples à Paris et Montpellier… sans parler de la non moins prestigieuse gare nouvelle de Nîmes Pont-du-Gard, à presque 100 millions d’euros.
On évoquera aussi la cyclopéenne gare TGV de Lyon Saint-Exupéry, inaugurée en 1994 et signée par l’architecte Santiago Calatrava. Son flux principal est apporté aujourd’hui par le tramway Rhône-Express et ses 70 arrivées et départs par jour alors que l’on ne dénombre que 6 TGV Inoui de et vers Paris, auxquels il faut ajouter quelques Ouigo ou rares TGV Vallée du Rhône. Coût de ce bâtiment somptuaire doté de deux immenses ailes de béton évoquant... l’aviation : 750 millions de francs valeur 1994, soit 174 millions d’euros valeur 2024.
Viaduc de Chapeauroux, sur la section Langogne-Saint-Georges d'Aurac de la ligne Nîmes-Clermont-Ferrand, récemment rénové. Il s'en est fallu d'un cheveu que cette section de 75 km ne soit neutralisée en raison du manque de subventions à hauteur d'une dizaine de millions d'euros. La relation interrégionale, désormais exclusivement TER, et le transport de grumes entre Langeac et Tarascon (photo) fussent dans ce cas passés par profits et pertes.
Le prestige a un prix. Ce prix est porté par les populations qui subissent les refus d’investissements publics dans leur réseau ferroviaire et ses amputations répétées. Ces populations « périphériques » sont priées d’attendre l’autocar au bord de la route si elles veulent éviter que leur voiture soit refoulé ou surtaxée à l’entrée de la ZFE de la métropole voisine. En matière de chemin de fer, le principe de péréquation est oublié depuis longtemps.