Changements de dénominations, instabilité des livrées du matériel roulant : le règne de l’image frappe le transport public (1/2)
A l’heure de la multiplication des écrans, de la tyrannie de l’apparence et de la domination de la forme sur le fond, le transport public est lui aussi marqué par le règne de l’image. Qu’il s’agisse des services voyageurs parcourant le réseau ferré national ou des réseaux de transport urbain – tramways, métros, bus… - , tout est prétexte à barder les matériels roulants de nouvelles et coûteuses livrées, à renommer les réseaux par des acronymes qui parfois n’ont plus qu’un lointain rapport avec le territoire ou la ville, à « emballer » ce qui est considéré comme « produit » plus que comme services aux publics. Le tout à l'avantage supposé d’élus qui tiennent à poser leur empreinte, et au bénéfice bien réel des décorateurs-plasticiens, des conseils en communication et des consultants en stratégie commerciale.
Dans ce premier article, nous allons aborder la question de l’image des réseaux de transports urbains. Un second traitera de celle des services circulant sur le réseau ferré national français.
Jadis, des dénominations de réseaux évoquant la ville et le statut de l’entreprise
Dans le secteur du transport urbain, on est loin des dénominations austères et administratives des années 1950 et des livrées standard appliquées aux matériels roulants reprenant la couleur dominante des armes de la ville desservie. Mais au moins, à l’époque, les dénominations de réseaux étaient-elles lourdes de signification. A Toulon, la RMTT signifiait bien « Régie municipale des transports toulonnais », indiquant à la fois le territoire desservi et le statut de l’entreprise, en l’occurrence public et municipal. Il en allait de même à Marseille avec la RATVM, que les Marseillais prononçaient malicieusement « Ratoum » (Régie autonome des transports de la ville de Marseille), à Montpellier avec la CTM (Compagnie des transports – ex-tramways - de Montpellier), à Grenoble avec la SGTE (Société grenobloise des transports et d’entreprise, ex-tramways électriques), à Avignon avec la TCRA (Transports en commun de la région d’Avignon).
Rame Bombardier du tramway de Marseille sur la Canebière. Le réseau RTM a vu sa dénomination peu évoluer depuis sa municipalisation, quand il fut baptisé RATVM. Un gage de continuité et de mémorisation. © RDS
Certes, l’évolution statutaire de ces entreprises impliquait une modification de leur dénomination au fil des réformes. A Marseille, le passage du statut municipal au statut communautaire en 2001 (puis à celui d’organe de la Métropole d’Aix Marseille Provence en 2016) n’a été accompagné que d’une modification marginale de la dénomination de l’entreprise, passée de RATVM à RTM (Régie des transports de Marseille). L’image de marque du réseau (qui désormais chapeaute les réseaux de la banlieue tel le TPE d’Aubagne) n’a pas été bouleversée aux yeux de la clientèle pour laquelle l’offre de service est le seul critère déterminant.
Il en a été de même à Lyon où les OTL (Omnibus et tramways de Lyon), nés en 1879, ont cédé la place aux TCRL puis TCL au fil des réformes des autorités organisatrices dans les années 1970, non sans une certaine confusion qui a conduit les Lyonnais à continuer d’évoquer « les OTL ». A Grenoble, le basculement du statut de société privée (SGTE) à celui de société d’économie mixte en 1975 a conduit l’autorité organisatrice à renommer l’exploitant en SEMITAG (Société d’économie mixte des transports de l’agglomération grenobloise), acronyme assez peu commercial rapidement réduit en TAG.
Une marque constitue un capital, et son changement peut créer de la confusion
A Montpellier, la dénomination commerciale du réseau a suivi un chemin plus tortueux. Succédant en 1947 à la CMTE (Compagnie montpelléraine des tramways électriques), la RMT (régie municipale) cède la place à la CTM, entreprise privée, en 1968 sous une municipalité de centre-droit. Dix ans plus tard, après l’élection du socialiste Georges Frêche, est instituée la SMTU (Société montpelliéraine des transports urbains), qui cèdera la place pour une pure raison d’image à « TaM » lors de la mise en service de la première ligne de tramway moderne en 2000.
A Clermont-Ferrand enfin, la T2C (Transports en commun clermontois) a succédé aux TCRC (Transports en commun de la région clermontoise) en 1983, apparemment dans un seul souci d’image, sept ans après réforme de l’autorité organisatrice, en 1976.
Rame Citadis X05 de la ligne 2 du tramway de Nice. La dénomination commerciale du réseau est désormais Lignes d'Azur, cinquième dénomination en un demi-siècle. (DR)
Si l’on peut comprendre le souci de refléter les changements de statut économique des exploitants, et de le faire en choisissant des acronymes compréhensibles, on peut aussi remarquer qu’une marque constitue un capital et qu’en changer trop souvent finit à compenser l’effet positif de nouveauté par un effet négatif de confusion et de perte de mémoire. Renault n’a pas changé sa marque en 1945 après avoir été nationalisée sous l’appellation juridique de RNUR (Régie nationale des usines Renault), puis privatisée en 1990.
Pourtant, certains réseaux sont allés plus loin encore dans le brouillage d’image, sous prétexte de modernité et de non-conformisme, jeux de mots plus ou moins réussis à l’appui. Nous citerons Nice, Nîmes, Avignon, Chambéry, Valence et Toulouse.
Nice est emblématique de cette fièvre nominaliste puisque le réseau urbain a connu cinq dénominations en un demi-siècle. Dénommé du bel acronyme TNL (Tramways, puis Transports, de Nice et du Littoral) depuis 1897, il devint TN (Transports de Nice) en 1974, SunBus en 1992, Ligne d’Azur en 2005 puis enfin Lignes d’Azur (au pluriel) en 2010. La dénomination « Lignes d’Azur » n’évoque ni la ville de Nice et sa métropole (l'azur court de Vintimille à Saint-Raphaël), ni le statut juridique (exploitation par l’EPIC Régie Lignes d’Azur).
Tango à Nîmes, Orizo à Avignon, Synchrobus à Chambéry, Citéa à Valence-Romans…
A Nîmes, la dénomination TCN qui avait survécu depuis 1944 au passage du statut de régie municipale à celui d’exploitation en délégation de service public en 1985 par la STCN, disparaît en 2007 pour céder la place au nom improbable de « Tango », supposément jeu de mots entre l’acronyme TAN (transports de l’agglomération de Nîmes ?) et le mot anglais « go » pour déboucher sur une danse argentine. Une série de « créatifs » a dû phosphorer longtemps pour en arriver là. Au demeurant, le logo officiel a dû être souligné de la mention « Transports de l’Agglomération Nîmoise », qui alourdit l’ensemble et ne figure pas partout.
(De haut en bas) Nom commercial et logo du réseau de transports publics d'Avignon, introduit lors de la mise en service de la première ligne de tramway en 2019. Rame Alstom du tramway d'Avignon, décorée pour célébrer le premier anniversaire de sa mise en service. L'entreprise exploitante demeure dénommée TCRA, acronyme qui n'apparaît plus qu'accidentellement. ©RDS
A Avignon, l’antique TCRA a cédé la place, lors de la mise en service de la ligne de tramway en 2019 à la marque tout aussi improbable de « Orizo ». S’il évoque de grands horizons, à moins que ce ne soit une étrange horizontalité, ce nom ne renvoie ni à Avignon, ni au tramway, ni à l’autobus… bref, n’évoque en rien un réseau de transport public avignonnais. Il lui a fallu adjoindre un logo évoquant un plan de lignes en forme de cœur pour renvoyer au transport public.
A Chambéry, les élus et leurs consultants en image ont choisi le nom de SynchroBus pour remplacer en 2019 l’acronyme STAC (Société des transports de l’agglomération de Chambéry) qui existait depuis la naissance d’un réseau unifié en 1979.
A Valence, la CTAV (Compagnie des transports de l’agglomération de Valence) créée en 1977, a été renommée Citéa, qui couvre les deux réseaux de Valence et Romans et tient son nom d’une ligne express entre les deux villes distantes d’une vingtaine de kilomètres, sous une autorité syndicale unique (Valence Romans Déplacements). Là encore, l’évocation des villes desservies ne saute pas aux yeux, le terme renvoyant à une appellation générique.
Le vaste réseau de Toulouse est baptisé Tisséo depuis 2002
Enfin, voici Toulouse. En 2002, le nom commercial du réseau est rebaptisé « Tisséo », accompagné du slogan « C’est tout moi ! ». Auparavant il portait le nom de SEMVAT (Société d’économie mixte des voyageurs de l’agglomération toulousaine), laquelle avait succédé à la STCRT (Société des transports en commun de la région toulousaine) en 1973. Si le terme « Tisséo » peut évoquer l’idée de réseau, il ne renvoie ni à Toulouse, ni au moyen de transport.
Logo et dénomination du réseau de transport public de Toulouse. Le parti ludique (voire légèrement infantile) de l'ensemble n'évoque directement ni Toulouse, ni le statut de l'entreprise.
On est bien loin des dénominations simples et immédiatement interprétables telles que, par exemple, « Transport for London » (TfL) au Royaume-Uni, « Transport Martigny et Région » (TMR) dans le Valais méridional, ou encore « Transports en commun lyonnais » (TCL) à Lyon. On est bien loin aussi de la protection d’un capital image patiemment accumulé au fil des décennies. On est loin enfin de faire des économies sur la gestion de la marque : tout changement implique des coûts de recherche et de marquage qui sont autant de dépenses qui ne vont pas sur le matériel ou l’exploitation.
Le site professionnel « transporturbain.canalblog.com » résume parfaitement cette analyse, dans un éditorial récent (1) : « Les intervalles et les temps de parcours respectés forgent l’image des transports publics, probablement plus qu’une livrée inventée par un designer de renom ou un nom de réseau imaginé par des consultants en communication dont le moins qu’on puisse dire est que la présence du transport urbain finit par être noyé dans une imagerie d’autocar de tourisme ».
Les coûteux changements et multiplications de livrées du matériel roulant
Car ces modifications incessantes de dénomination, qu’elles débouchent ou non sur une marque compréhensible, s’accompagnent d’incessantes changements de livrées du matériel roulant (outre les coûteuses éditions de nouveaux matériels de communication). Nous ne ferons pas leur liste, car elle serait interminable. Nous citerons simplement un réseau urbain qui constitue un exemple assez caricatural de cette frénésie d’image : Montpellier.
Trois des quatre livrées successives du réseau bus de Montpellier. Les quatre lignes de tramway, quant à elles, portent chacune une livrée différente. (DR)
En cinquante ans, le réseau de bus a connu quatre livrées types, suivies depuis 2000 de livrées spécifiques à chaque ligne de tramway, choix unique en France. Côté bus, on a successivement noté une livrée rouge du temps de la CTM, suivie par une livrée vert fluo à la création de la SMTU, puis par une livrée à carreaux blanc et bleu surnommée « Lustucru », suivie par la livrée bleue aux hirondelles déclinée de la livrée des rames de la première ligne de tramway, en 2000.
Mais le réseau montpelliérain et les élus qui le dirigent indirectement ne s’en sont pas tenus là. A la surprise générale, une livrée différente a été choisie pour la ligne 2 du tramway, mise en service en 2006. Comme celle de la ligne 1, elle fut signée par les plasticiens Garouste et Bonnetti et n’avait rien à voir avec les couleurs du reste du réseau, puisque constituée d’une dominante orange avec fleurs stylisées mode années 1970. Suivirent en 2012 les mises en service des lignes de tramway 3 et 4, dotées chacunes de leur livrée propre, cette fois-là signée Christian Lacroix. La livrée des rames de la ligne 3, en dominante verte, évoque les créatures sous-marines tandis que celle des rames de la ligne 4, à dominante or, évoque le patrimoine architectural et graphique Grand siècle de Montpellier.
A Montpellier, la lisibilité de chaque ligne est favorisée mais aux dépens de l’image globale du réseau
La lisibilité de chaque ligne en est peut-être favorisée : le bleu pour la ligne 1, l’orange pour la 2, le verdâtre pour la 3, l’or pour la 4. Mais outre les dépenses somptuaires qu’induisent ces changements et cette multiplicité de livrées et les droits d’auteurs qui leur sont liés, ce bariolage gomme l’identité visuelle de l’exploitant qui semble tenir, pour ses bus et ses véhicules de service, à la déclinaison du bleu aux hirondelles. Par ailleurs, le transfert de l’identité de chaque ligne sur le marquage des stations induit des confusions notables : il est souvent difficile de savoir du premier coup d’œil si une station est desservie par une ou deux lignes, la couleur dominante du bandeau sur lequel est inscrit le nom des stations desservies par au moins deux lignes étant celle d’une seule de ces lignes.
Station Gare Saint-Roch du tramway de Montpellier (rue de la République). Si l'on s'en réfère aux panneaux portés par les poteaux situés de part et d'autre des voies, on pourrait penser que cet arrêt n'est desservi que par la ligne 4. Si l'on se plaçait à l'opposé, on pourrait penser qu'elle n'est desservie que par la ligne 3. Elle est en fait bien desservie par les deux, mais le panneautage a été conçu dans une seule optique d'esthétique, et non d'iinformation. ©RDS
On notera que d’autres réseaux se sont laissé tenter, mais dans une moindre mesure. Grenoble a choisi pour sa ligne D et ses TFS rénovés une livrée blanche bien différente du bleu-blanc-métal de ses trois premières lignes qui inspira, dit-on, la livrée similaire des TGV de la SNCF. En revanche, la livrée des autobus grenoblois a été radicalement modifiée et diversifiée en fonction des statuts de chaque ligne (structurante, de desserte fine...), et dotée de vaste logos spécifiques. Lyon a décliné quelques modifications à sa dominante blanche à bandeau rouge pour l'ensemble de son matériel, routier ou ferroviaire, sans toutefois la modifier radicalement (de nouvelles rames à motif d’horizon urbain…) à l’exception d’une rame métallisée.
Ainsi, de marques improbables et supposément évocatrices aux livrées instables, le règne de l’image s’étend-il au transport urbain. Il est manifestement motivé par des raisons d’affirmation de pouvoir de la part des élus placés à la tête des autorités organisatrices, et par les raison d'un marketing plus ou moins sophistiqué. Il y aurait probablement un équilibre à trouver entre nouveauté et permanence, entre intérêts électoraux et intérêts général, entre image du service et réalité du service.
Nous verrons dans un prochain article que ces excès frappent aussi de plein fouet les trains TER comme Grandes lignes.
(A suivre)
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(1) Lien vers l’éditorial de « transporturbain », intitulé « 2021 : un accélérateur de transition ? » :
Alors que les records de température de la planète tombent d'année en année, rendant déjà obsolètes les vœux de l'accord de Paris signé en 2015, les transports urbains se retrouvent dans la posture inconfortable d'un solide rugbyman devant transformer un essai face aux poteaux mais avec un fort et brûlant vent de face.
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