"Province" marginalisée : ces cartes qui revendiquent une France ferroviaire multipolaire
Ultracentralisé malgré un vaste territoire, le schéma ferroviaire français participe de façon décisive à la fracture territoriale qui menace d’emporter nos institutions en raison du ressentiment croissant manifesté par les populations – majoritaires - de ce que plusieurs géographes et sociologues qualifient désormais de « périphéria », en opposition à « métropolia ». Cette configuration ferroviaire suscite des propositions, pour l’instant utopiques, de nouveaux services rétablissant un système multipolaire ne faisant plus de Paris et de sa région le centre incontournable des services nationaux. On se souvient de la carte des projets de Railcoop, sans suite. Le collectit « Oui au train de nuit » vient d’en établir une autre, basée sur les services nocturnes.
Comparaison services nationaux radiaux et transversaux
La configuration actuelle de l’offre de relations ferroviaires nationales diurnes de voyageurs est massivement centrée au départ ou via l’Île-de-France. Celle des trains de nuit subsistants ou rétablis est exclusivement organisée au départ de Paris : rien sur les transversales, qu’elles soient nord-sud (Strasbourg-Toulouse, Genève-Nice…) ou est-ouest (Bordeaux-Nice…) alors qu’elles furent naguère desservies.
Relevons le nombre de relations directes à ce jour dans quelques cas emblématiques, incluant TGV Inoui, Frecciarossa et Intercités (IC), hors OuiGo.
Sur les radiales au départ de Paris, on compte, 27 allers-retours vers Lyon (TER exclus), 25 vers Bordeaux, 23 vers Lille, 22 vers Marseille, 17 vers Strasbourg…
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Vue du faisceau grande vitesse côté nord de la gare de Valence TGV. La voie située sur la droite constitue le raccordement avec la ligne classique qui franchit la LGV. D'un coût de 40 millions d'euros, cofinancé par la région, il n'est plus utilisé pour les relations transversales Alpes du Nord-Méditerranée après quelques circulations épisodiques. (Cl. RDS)
Côté transversales ou diamétrales, on compte au départ de Lyon 13 allers-retours vers Marseille (hors TER), la relation la plus dense, 6 allers-retours vers Nantes (TGV ou IC), 3 vers Toulouse (TGV), 0 vers Bordeaux. Au départ de Lille on compte 8 allers-retours vers Lyon, 2 vers Strasbourg, 2 vers Bordeaux, 0 vers Toulouse. Au départ de Strasbourg, on compte 5 allers-retours vers Lyon et 3 vers Marseille malgré l’existence de la LGV Rhin-Rhône, sous-utlilisée. Au départ de Marseille on compte 5 allers-retours vers Bordeaux. Au départ de Nice, on compte 1 aller-retour vers Lyon, 0 vers Bordeaux, 0 vers Toulouse. Au départ de Genève, on compte 0 aller-retour vers Marseille ou Montpellier. Au départ de Grenoble on compte 0 aller-retour vers le Midi malgré le coûteux raccordement de Valence TGV aujourd’hui inutilisé par les services commerciaux, les 7 TGV partant de la métropole dauphinoise étant tous à destination de Paris.
On notera que les diamétrales telles Lille-Lyon ou Lille-Bordeaux, qui transitent par l’Ile-de-France et desservent des gares franciliennes, ont souvent la caractéristique de deux radiales mises bout-à-bout, une partie importante de leur chalandise étant francilienne.
Correspondances souvent dissuasives sur itinéraire diamétraux ou transversaux
Les quelques exemples susmentionnés de faibles fréquences (ou absences de fréquence) sur relations province-province et même métropoles-métropoles sont édifiants. En compléments, pour ces transversales ou diamétrales, sont proposées des solutions avec correspondances en mix TGV-TGV, TGV-IC, TGV ou IC-TER… mais moyennant des allongements de temps de parcours importants. Ceci particulièrement lorsque le voyageur est invité à changer de gare à Paris, capitale devenue un « hub » ferroviaire souvent cauchemardesque pour le voyageur en transit.
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Toujours Valence TGV, mais cette fois-ci vue sur les voies TER au niveau supérieur avec un X72500 Romans-Briançon en stationnement. Les temps de correspondance TGV-TER depuis le sud sont souvent dissuasifs. Notons que le parcours pédestre intérieur à la gare, d'un quai inférieur à un quai supérieur, très long, n'a en rien été conçu pour faciliter les échanges. D'autant que les rares ascenseurs sont neutralisés. (Cl. RDS)
Ces correspondances difficiles (souvent TGV-TER) s’observent aussi ailleurs dans une seule et même gare : la première solution de la journée au départ de Montpellier (6 h 31) vers Grenoble impose un temps de correspondance à Valence TGV de 43 mn… soit presque 25 % des 2 h 58 mn de temps de parcours.
A ces inconvénients s’ajoutent l’hétérogénéité tarifaire et réglementaire qui disperse les services façon puzzle en termes de souplesse d’emprunt. S’il est possible d’anticiper par sécurité son voyage au dernier moment sur un parcours TER initial, c’est est impossible sur un parcours TGV au retour. Sans parler de la dispersion des cartes de réductions, voire des sites ou guichets de distribution.
La relation transversale directe à grande distance, atout décisif
L’existence de relations directes (TGV ou IC) constitue donc un atout décisif pour les relations ferroviaires entre villes hors Ile-de-France par rapport aux relations avec correspondance. Or ces relations transversales et diamétrales restent, à de rares exceptions près, le parent pauvre de l’offre ferroviaire nationale d’une France hydrocéphale. Ce que les réseaux de cars « Macron » commencent à comprendre en jouant les lignes transversales, mais dans des conditions de transport routières et avec des fréquences squelettiques.
Deux initiatives ont tenté et tentent de proposer un remaillage de l’offre nationale de voyageurs. Mais elles se heurtent tant à la nature essentiellement centralisatrice du régime qu’au surpoids et à la surdensité démographiques de l’Ile-de-France. Et surtout à la dégénérescence et aux fermetures du réseau physique réduit à la moitié de ce qu’il fut à son apogée.
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Carte des hypothèses de relations interrégionales sur lignes classiques envisagées par la société coopérative d'intérêt collectif Railcoop, après concertation. En rouge, Lyon-Bordeaux, son projet le plus avancé, qui a finalement été emporté en même temps que l'entreprise. Il demeure néanmoins un travail intéressant pour réaménagement d'un territoire fracturé comme jamais. Reste à en financer l'exécution.
On se souvient de la grande campagne de consultation lancée par Railcoop pour esquisser des relations transversales remaillant la France. Imaginées sur le réseau classique, elles ne manquaient pas d’intérêt. Au demeurant, elles reprenaient pour partie d’anciennes liaisons exploitées par les compagnies, voire par la SNCF d’après-guerre. On y trouvait des transversales nord-sud côté Est comme côté Ouest, des transversales au niveau du Massif central, raison d’être initiale de la société coopérative d’intérêt collectif qui portait en priorité le projet d’une relance de trains Lyon-Bordeaux.
L’échec retentissant de Railcoop, en 2023, a tenu autant aux excès d’optimisme qu’aux limites physiques du réseau subsistant. Ainsi lui fut-il demandé de financer le rétablissement d’un poste d’aiguilleur pour assurer un dernier train de soirée, supprimé par SNCF Réseau.
Il n’en demeure pas moins que les concertations prospectives menées par la société coopérative présentaient un intérêt certain, s’autant qu’il est désormais établi que la vitesse nominale des trains n’est qu’un élément dans l’attrait du chemin de fer. Comptent aussi la multiplicité des origines-destinations permises par le cabotage, l’absence de ruptures de charges (correspondances), le raccourcissement des itinéraires par rapport à un transit via l’Ile-de-France, région notoirement décentrée par rapport à la surface du pays.
Le train de nuit, atout-clé pour les relations transversales sur réseau classique
Dans l’entreprise de valorisation de la trame française des villes hors Paris, le train de nuit pourrait être d’un grand secours, considère le collectif « Oui au train de nuit » qui vient de publier une étude fouillée sur le rôle de ces services à l’horizon 2035. Le train de nuit permet de compenser le handicap de la vitesse sur ligne classique en permettant d’arriver tôt à destination, ce que ne permettent pas la plupart des TGV inter-régionaux. Il permet aussi de compléter en tout début ou toute fin de journée la trame des trains régionaux, augmentant l’amplitude horaire sur les sections terminales.
Cette étude aborde plusieurs faisceaux de relations, parmi lesquels celui des relations transversales sur lesquelles nous nous arrêterons.
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Mettant en avant l'avantage comparatif du transport de voyageurs par trains de nuit, le collectif "Oui au train de nuit" a déterminé à grands traits les faisceaux transversaux qui permettraient de rétablir une trame basée sur la multipolarité.
Ces propositions de trains de nuit transversaux, qui seraient pour certains des reprises de ceux qui ont disparu depuis l’arrivée centralisatrice de la grande vitesse, se regroupent en quatre faisceaux : Est, Ouest, Sud et Nord.
Le faisceau Est a pour amorces : au nord Calais, Luxembourg, Strasbourg et Zurich ; au sud Barcelone et Vintimille.
Le faisceau Ouest a pour amorces : au nord Cherbourg, Brest et Quimper ; au sud Barcelone et Genève.
Le faisceau Sud a pour amorces : à l’est Genève et Vintimille ; à l’ouest Hendaye/Irun et Nantes.
Le faisceau Nord a pour amorces : au nord-est Amsterdam et Francfort ; au sud-ouest Brest et Hendaye/Irun. Seul ce faisceau Nord transite par l’Île-de-France, probablement par voies de ceinture, quand il en reste. (1)
Le Massif central oublié des faisceaux transversaux
Curieusement, ce plan de « Oui au train de nuit » ne reprend pas la proposition de Railcoop d’une circulation de nuit Lyon-Bordeaux par Montluçon (en plus des circulations de jour envisagées), délaissant ainsi le Massif central assez largement. Les antiques relations Genève-Lyon-Montluçon-Bordeaux PLM-PO ne sont pas évoquées. Le document évite parallèlement la délicate question d’une remise en service de la ligne physique Clermont-Ferrand-Ussel. Cette région centrale, notoirement délaissée par les services actuels resterait irriguée par les trains de nuit radiaux, de et vers Paris.
Le dossier présenté par le collectif explique : « Une attention particulière serait à poser en faveur des préfectures et départements situés à plus de 5 h en train de jour : Mende (Lozère) ; Auch (Gers) ; Carcassonne (la reprise de la desserte est déjà envisagée par l’État pour l’horizon 2032) ; Albi (Tarn, desservie un seul jour par semaine pour l’instant, avec une perspective de devenir quotidienne) ; Perpignan (desservie uniquement les week-ends et vacances. Le train de nuit Paris-Perpignan-Port-Bou bénéficie d’une forte fréquentation, d’où un régime quotidien souhaité sans délai.) »
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Vue de la ligne neutralisée reliant Clermont-Ferrand à Ussel, maillon de l'ancienne liaison Lyon-Bordeaux par le centre du Massif central. Cette photographie a été prise par le cheminot, photographe d'art et historien allemand Christian Jobst, qui parcourt les innombrables lignes françaises abandonnées. L'abandon par l'Etat de toute relation Lyon-Bordeaux par le Massif central constitue une forme de marginalisation territoriale parmi les plus caricaturales. (Cl. Railwalker.de, Christian Jobst)
Il ajoute : « D’autres territoires, situés à plus de 4 h, ont besoin eux aussi d’une amélioration de leur desserte ferroviaire : Le Puy-en-Velay et la Haute-Loire ; Manosque (Alpes-de-Haute-Provence) ; créer l'arrêt Brive (Corrèze) sur le Paris-Aurillac (une amélioration des horaires est par ailleurs attendue). Des métropoles et agglomérations situées à plus de 3 h de Paris, comme Chambéry et Annecy, Périgueux, Agen, Limoges, Clermont-Ferrand, pourraient être desservies ‘’en chemin’’ »
Le rapport TET, précisent les auteurs, ne prévoit pas une desserte directe du cœur du Massif Central par trains de nuit, pour des raisons de rentabilité et de mauvais état des lignes de la région. « En conséquence, la Lozère, la Haute-Loire et la Corrèze restent pour l’instant mal desservies. Le train de nuit pourrait pourtant se révéler être un véritable moteur pour ces territoires, dans la tendance actuelle de la ‘’démétropolisation’’ ». Mais selon leur schéma, il s’agirait de trains de nuit radiaux.
Le document insiste sur la nécessité de remise en état de nombreuses lignes qui font partie de ces 4.000 km qui, selon le PDG de la SNCF Jean-Pierre Farandou, sont menacées d’abandon à court terme, 10.000 autres l’étant à moyen terme. L’appel du dirigeant de l’entreprise publique à augmenter de 1,5 milliard l’an l’investissement dans la maintenance du réseau ne s’en fait que plus dramatique.
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TER Auvergne-Rhône-Alpes en gare de Lus-la-Croix-Haute, sur la ligne Grenoble-Veynes. Menacée de fermeture, cet élément de l'axe qui relie Lyon à Marseille par les Alpes, n'est plus exploité par des circulations de bout en bout malgré la multitude de relations de cabotage que cela permettrait au long des départements desservis: Rhône, Isère, Hautes-Alpes, Alpes-de-Haute-Provence, Bouches-du-Rhône. Aujourd'hui les correspondances sont soit dissuasives soit inexistantes dès qu'on veut passer d'une région à l'autre (Auvergne-Rhône-Alpes, Provence-Alpes-Côte d'Azur). Le ligne Grenoble-Veynes mériterait pourtant de figurer au catalogue de tour operators. (Cl. RDS)
Par ailleurs, l’étude demande la mutualisation des installations de maintenance du matériel roulant, à l’exact opposé de la tendance actuelle qui accompagne la libéralisation de l’exploitation.
En conclusion, la critique croissante de la fracture territoriale et la prise de conscience de ce qui est devenu un tiers-monde ferroviaire, probablement unique en Europe occidentale, se heurte à une gestion financière obstinément jacobine. Ces projets – ou revendications -, tant de feue Railcoop que de « Oui au train de nuit », s’ils paraissent utopiques, ont au moins le mérite d’envoyer aux « déménageurs » du territoire l’image inversée de leurs méfaits.
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(1) Lien vers le document rédigé par « Oui au train de nuit » :