Politique de l’image : les réseaux entre dispersion des « produits » et identité territoriale
Le réseau de transport public urbain et périurbain de la région de Grenoble vient de changer de cap côté image : désormais, tous ses matériels routiers revêtiront la même livrée après avoir été segmentés depuis onze ans par couleurs entre types de lignes et types de territoires, tandis que son matériel tramway conserve pour l’heure une apparence propre dispersée entre deux livrées. A l’inverse, Montpellier poursuit sa politique de prestige décoratif pour ses tramways, avec une cinquième livrée, signée d’un décorateur réputé, pour sa cinquième ligne de tramway. Ailleurs, on note une homogénéité assez constante axée sur l’identité territoriale du réseau plus que sur l’identité de lignes ou de groupes de lignes.
A Grenoble, une identité visuelle jusqu’ici dispersée par type de fréquences
Grenoble avait poussé assez loin la dispersion de l’identité visuelle de ses matériels roulants, surtout routiers. Jusqu’à la récente fusion avec les réseaux des communautés d’agglomérations Le Grésivaudan et du Voironnais, qui avaient leur livrée propre, le réseau de la métropole de Grenoble avait divisé ses lignes routières en trois groupes : Chrono – les plus fréquentes et structurantes – à livrée jaune, indicées C suivi d’un nombre, et mention Chrono sur les faces latérales ; Proximo – lignes urbaines classiques - à la livrée bleue, à indice de eux chiffres, et mention Proximo ; Flexo – lignes de desserte fine ou périphérique, à indice de deux chiffres, à très faible fréquence – à la livrée rose et mention Flexo.
Sur le plan, les lignes sont représentées par la couleur de leurs groupes, sans distinction entre les lignes d’un même groupe. Il en allait de même jusqu’à l’année dernière pour les lignes de tramways, toutes quatre représentées en rouge. Ce parti rend la lisibilité des itinéraires singulièrement difficile.
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Livrée d'un autobus bicaisse saisi sur la ligne structurante C1 du réseau M TAG de Grenoble, à la station "Gares". On remarque la complexité de la décoration. Le jaune est dominant pour ces lignes structurantes urbaines dites Chrono. Il sera bientôt remplacé par une livrée unique pour le réseau, depuis Voiron jusqu'au Grésivaudan en passant par Grenoble. Concernant la C1, qui dessert Meylan en fort progression démographique et urbaine, l'affluence aux heures de pointe tangente le cauchemar. Pourtant, aucun projet d'extension du réseau de tramway sur cet axe n'est pour l'heure avancé par les politiques. (Cl. RDS)
Depuis la fusion des trois réseaux (Métropole de Grenoble, Le Grésivaudan et Pays Voironnais) sous la dénomination unique « M RESO », la palette de couleurs s’était encore compliquée sur le plan avec des lignes franchissant les anciennes frontières de réseaux unifiés, qualifiées de « Chrono », aux fréquences pourtant modestes, de couleur marron. Les voitures quant à elles restaient soit aux couleurs d’un des trois réseaux d’origine (et à Grenoble, de ses déclinaisons), soit à celles de la région quand il s’agissait de lignes inter-réseaux passées au statut de lignes intérieures au réseau issu de la fusion.
L’ensemble donne – encore aujourd’hui – une impression de parfait chaos. C’est la raison pour laquelle le Syndicat mixte des mobilités de l’agglomération grenobloise (SMMAG) vient de décider de frapper un grand coup en unifiant la livrée de la totalité de ses matériels roulants routiers. Le matériel tramway, en voie de renouvellement et de modernisation, n’est pour l’instant pas concerné.
446 autobus et cars à redécorer : 900.000 €
La facture approchera le million d’euros, exactement 900.000 €, annonce le président du SMMAG Sylvain Laval. Ce sont 446 autobus et cars qui seront redécorés pour recevoir une livrée unique : un bleu turquoise sur les premiers mètres et la face avant, qui évoque celui de la RATP des années 1980, poursuivi par un gris clair. L’ensemble est discret, fade, assez peu identifiable dans le paysage urbain, peut-être trop dans l’air du temps.
La mention de l’autorité organisatrice, le SMMAG, est mise en avant, de même que le nom commercial du grand réseau unifié, « M RESO », qui prend la place de M TAG à Grenoble, TouGo dans le Grésivaudan et Pays Voironnais Mobilité. Les entreprises exploitantes de chacun des réseaux unifiés (M TAG à Grenoble, VFD, Groupe Perraud, etc.) demeurent.
Côté tramways la livrée historique, qui date de 1987, alliant bleu, gris et blanc, demeure pour l’instant. Remarquée pour son élégance, le sérieux et la confiance qu’elle inspirait, on dit qu’elle servit de modèle à la deuxième livrée des TGV de la SNCF, celle qui suivit l’orange des origines, sous l’impulsion de Louis Gallois après une visite aux usines dans lesquelles il remarqua un tramway de Grenoble en cours de finition.
Livrée historique "gris métallisé et bleu" du réseau de tramways de Grenoble. Ici une rame Alstom Citadis 402 de la ligne A à la station Louis Maisonnat. (Cl. RDS)
Coté tramways, le statu quo demeure. Pour quelque 180 millions d’euros, le SMMAG va commander de nouvelles rames tandis que les cinquante Citadis 402, mis en service entre 2005 et 2009, vont recevoir une révision générale de mi-vie. Les 53 TFS, répartis en deux principaux groupes (1987-1992 et 1995-1996) ont été rénovés pour 38 d’entre eux. Le marché des rames neuves devrait être attribué en fin d’année, d’après les dernières informations, pour mise en service progressive à partir de 2027, suscitant les espoirs tant de CAF que d’Alstom… tous deux en surcharge de production.
L’arrivée de ce matériel neuf, le premier depuis près de vingt ans, devrait permettre de radier (ou revendre) une partie des TFS, dont la durabilité reste à ce jour remarquable. Il est important de noter que la rénovation des TFS s’était accompagnée de l’apposition d’une nouvelle livrée (blanche à motifs semi-circulaires), en rupture malheureuse avec la livrée historique des tramways modernes de Grenoble. Ces rames desservent la ligne E mais aussi ponctuellement d’autres lignes.
Le concept d’image territoriale pour le réseau du grand Grenoble
Ainsi, le bassin de Grenoble et ses trois intercommunalités se dote-t-il d’un vaste réseau et, pour bien le manifester, passe d’un concept d’image par type de ligne à celui d’image territoriale et d’autorité organisatrice. On en revient à la pratique ancienne d’unité visuelle d’un service global, quand le matériel roulant des réseaux portait généralement les couleurs de base des armoiries historiques de la ville desservie. A Grenoble, c’était l’or et le rouge.
Il en va tout autrement à Montpellier, exemple exact inverse de celui, désormais, de Grenoble ou encore de Lyon qui se tient à l’identité visuelle homogène d’un réseau, qu’il soit routier ou ferré.
Rame TFS en livrée blanche à motifs jaunes de passage sur la ligne A à Fontaine, vers le terminus La Poya. Cette livrée tranche avec l'unité d'apparence des tramways de Grenoble depuis l'origine du nouveau réseau, créé à partir de 1987. (Cl. RDS)
A Montpellier, on joue l’originalité et l’image, non sans contradictions. Après plusieurs « livrées réseau », parmi lesquelles les célèbres carrés bleu et blanc qui évoquaient une célèbre marque de pâtes alimentaires, la préfecture de l’Hérault et ex-capitale de l’ex-Languedoc-Roussillon a hésité avec la mise en service de ses lignes de tramways.
Dans un premier temps, la livrée des 30 rames de la ligne 1 inaugurée en juin 2000, fut conçue par Elisabeth Garouste et Matthias Bonetti. Sur un bleu profond se détachaient des hirondelles blanches, moins nombreuses que sur le projet originel pour ne pas effrayer les défenseurs des volatiles. Ce thème de l’hirondelle fut simultanément appliqué aux autobus du réseau SMTU, renommé TaM pour l’occasion, un parti fidèle au principe de l’identité visuelle de réseau.
Cette livrée succédait à trois précédentes livrées depuis les années 1950, qui avaient trahi une évidente instabilité en terme d’image, instabilité qui tentait de compenser le peu d’initiatives en terme d’offre malgré l’envolée démographique, jusqu’à l’arrivée du tramway.
L’unité autour des hirondelles de Montpellier effacée par les fleurs
Mais le principe d’identité réseau montpelliérain fut battu en brèche six ans plus tard, quand les hirondelles de la ligne 1 cédèrent la place aux fleurs mode hippies de la ligne 2, signées des mêmes décorateurs. A partir de cette année-là, s’installa le principe d’une livrée par ligne de tramway.
Décor floral style années 1970 pour la ligne 2 du tramway de Montpellier, dont une rame était ici saisie à la station Corum lors d'un détournement par la station Pompignane. (Cl. RDS)
En effet, en 2012, les livrées des rames des nouvelles lignes 3 et 4 furent confiées à Christian Lacroix, adepte d’un style beaucoup plus profus que ses prédécesseurs. La 3 fut décorée sur le thème des animaux marins à dominante vert-bleu, la 4 sur celui des richesses architecturales de Montpellier à dominante or. La rupture était définitive avec l’identité visuelle des lignes précédentes et avec l’identité réseau.
L’avantage de ce système est de permettre une reconnaissance à distance du service assuré par la rame qu’on attend. Mais il impose une spécialisation des rames par ligne, ce qui rigidifie l’exploitation. Le parti inverse de celui du réseau de Grenoble, où toutes les rames sont interopérables jusque dans les schémas réglementaires de lignes plaqués au-dessus des portes, qui synthétisent toutes les lignes du réseau (au point d’en devenir indéchiffrables).
A Montpellier, une cinquième livrée pour une cinquième ligne
Le réseau TaM et la métropole de Montpellier ont dû palier ce gros défaut en injectant cinq rames « multilignes » aux tristes livrées marron uni (mais susceptibles de recevoir en priorité des publicités institutionnelles) afin de compléter au pied levé des insuffisances sur telle ou telle ligne.
Pour couronner le tout la métropole de Montpellier, autorité organisatrice (sans intermédiation par un syndicat à vocation unique type Grenoble, Lyon, Toulouse…), a attribué la décoration des 22 rames CAF Urbos 100X de la future ligne 5, dont la longueur de tracé a été divisée par deux par rapport au projet originel, à l’artiste camerounais Barthélémy Toguo. Le thème dominant est celui de lianes feuillues sur fond blanc, intitulé « feuilles de vie ».
Rame de la ligne 3 du réseau de tramway de Montpellier TaM, à la station Boirargues. Sur les rames Alstom Citadis 402 de cette ligne, le thème est celui de la vie maritime. (Cl. RDS)
Le réseau de Montpellier, dont les lignes de tramway formeront en zone dense avec la ligne 5 l’essentiel de l’offre, présente donc un aspect visuel complexe, voire déroutant, bien loin de l’identité commune à un réseau pourtant commercialement intégré. Le logo de l’exploitant TaM est noyé sous les images, jusque sur les titres de transport qui subsistent malgré la « gratuité ».
Cela situe le réseau de Montpellier, dans cette région, à l’opposé de l’offre TER « LiO » placée sous l’autorité du conseil régional d’Occitanie, qui présente une désormais quasi-totale homogénéité de livrée en profond rouge « occitan » complété d’or – les couleurs de base de l’héraldique du Languedoc comme de la Catalogne -, qu’il s’agisse de trains ou d’autocars. Et bien sûr à l’opposé des choix de Lyon, de Grenoble, de Marseille pour son métro et ses tramways à dominante blanche (les bus en revanche sont parfois plus colorés). Nice en revanche joue la diversité des livrées, bus ou tramways, par groupes de matériels, mais de façon moins délibérément « artistique » que Montpellier.
Les questions du coût et du message
Ces choix posent plusieurs questions. D’abord, celle du coût. S’il est logique que dans une civilisation de l’image, l’image prenne l’ascendant jusque sur le transport public, il n’en est pas moins vrai que l’investissement dans ce secteur est compté. Et que ce qui passe dans l’image, les « royautés » des décorateurs artistes à Montpellier, la complexification de la gestion des parcs en raison de leurs spécialisations par l’image… ne passe pas dans l’exploitation ou dans l’acquisition de matériels.
Toute segmentation de l’apparence des véhicules induit des coûts : celui de la multiplication des décorateurs et des décorations non standardisées, de la complexification de leur maintenance ; celui de la spécialisation des véhicules par lignes ou par missions comme dans le cas de Montpellier. A l’opposé toute standardisation de la livrée permet de réduire le coût de création comme celui de la maintenance (un seul stock, une seule technique, un seul concepteur, un seul fournisseur).
Rame de la ligne C du métro de Lyon au terminus de Cuire. Livrée blanche et discret trait rouge vermillon : l'unité de livrée des véhicules du réseau lyonnais TCL n'est que très marginalement et discrètement diversifiée, sur certains tramways. (Cl. RDS)
Reste le message. En termes commerciaux, la segmentation des livrées apporte un avantage de réputation certain – avec des artistes auteurs connus et des thèmes originaux ou divertissants – et des repères visuels facilitant l’identification de la ligne – quand la livrée lui est liée comme à Montpellier pour les tramways, voire à Grenoble pour les autobus tant que les livrées y étaient segmentées par types de lignes.
En revanche, la livrée unique propre à l’ensemble du réseau permet d’identifier celui-ci au territoire desservi, le liant plus fortement à l’identité locale. C’est l’exemple du réseau de Lyon, dont l’unité d’apparence renforce le concept de service global et, surtout, intégré : on ne prend pas tel ou tel tramway, métro ou bus, mais on entre dans un réseau dont tous les éléments sont complémentaires. Implicitement, cette unité traduit aussi une certaine rigueur qui montre à l’usager que la priorité est donnée au service plutôt qu’à l’apparence.