Boën-Thiers : bataille de chiffres sur les temps de parcours, tension politique sur l'absence de réouverture
(En ouverture de cet article, vue d'une des nombreuses manifestations passées pour la remise en service de l'ensemble de l'axe Saint-Etienne-Clermont-Ferrand, devant la gare de Boën)
La tension politique est montée d’un cran autour du sort de la section centrale de la ligne Saint-Etienne-Clermont-Ferrand (145 km), neutralisée depuis 2016 entre Boën et Thiers, soit 48 km. Plaidant pour une réouverture depuis près de cinq ans, le collectif LeTrain634269, qui réunit des élus, des collectivités, des associations et des particuliers, a été la cible d’une vive critique du vice-président du conseil régional Auvergne-Rhône-Alpes chargé des Transports, Frédéric Aguilera. L’association lui a répondu par un communiqué argumenté. Le bras de fer s’est en particulier centré autour du remplacement des trains par des cars et sur le temps de parcours supposément inférieur des premiers, argument de M. Aguilera contesté par LeTrain634269.
Cette passe d’armes illustre à quel point le sort du réseau ferroviaire devient un sujet politique central, surtout à deux ans de la fin du mandat des conseils régionaux. Ce débat s’inscrit dans la critique de l’hyper-métropolisation et du délaissement des territoires jugés « périphériques », quoique paradoxalement situés au cœur du pays et dont la population est considérable.
Frédéric Aguilera (LR) : « Le plus grand carnage a été orchestré par M. Souchon » (PS) en Auvergne
Lors de la dernière session plénière du conseil régional Auvergne-Rhône-Alpes, Frédéric Aguilera (LR), interpellé par l’opposition régionale (Anna Aubois, socialiste et Cécile Michel, écologiste) a d’abord rappelé qu’en matière de fermetures de lignes « le plus grand carnage a été orchestré par Monsieur Souchon ». René Souchon (PS), après avoir maire d’Aurillac puis en 2004 vice-président du conseil régional d’Auvergne chargé de l’aménagement du territoire, devint en 2006 président de la région Auvergne. Il fut réélu en 2010. Il quitta ses fonctions en 2015, lors de la fusion des deux régions Auvergne et Rhône-Alpes, imposée sans tenir compte de l’avis des conseils régionaux par le président de l’époque, François Hollande.
La gare d'Evaux-les-Bains, sur la ligne Montluçon-Eygurande-Merlines, sacrifiée par l'Etat sans réponse de l'ex-région Auvergne voici 17 ans. La municipalité a investi dans la modernisation du thermalisme, le réseau ferroviaire est absent. Une "voie verte" est annoncée. (Cl. RDS)
De 2004 à 2006 alors que M. Souchon était vice-président, puis de 2006 à 2015 sous sa présidence, un kilométrage assez considérable de lignes furent en effet fermées sur le territoire de la région Auvergne sans que celle-ci n’investît pour les sauver : en 2007 Lapeyrouse-Volvic (56,7 km) ; en 2008 Montluçon-Eygurande-Merlines (92,63 km) ; en 2014 Ussel-Volvic (65 km partagés entre Auvergne et Limousin) ; en 2016, dans les premiers trimestres de son successeur Laurent Wauquiez à la tête de la région unifiée, Montbrison-Thiers, neutralisation limitée à Boën-Thiers (47 km) en 2018 suite à investissements régionaux et intercommunautaires. Cette dernière ligne était partagée entre les deux régions Auvergne et Rhône-Alpes jusqu’en 2015. Le total de ces neutralisations atteint plus de 261 km.
« Avec Laurent Wauquiez, on a tout fait pour qu’il n’y ait pas de nouvelles fermetures » dans le Contrat de plan Etat-Région (CPER) qui court jusqu’en 2017 inclus, a encore plaidé Frédéric Aguilera. « La première mouture du CPER entraînait des dizaines de fermetures », a-t-il affirmé, sans préciser lesquelles. Il a précisé que la négociation avait duré pour obtenir que l’Etat augmente sa participation à la pérennisation des lignes de desserte fine subsistant, parallèlement « à l’ajout de crédits régionaux ». Le vice-président chargé des Transports a ainsi estimé que « le défi a été rempli ».
« A l’horizon 2027 la réouverture est impossible »
Pour autant, M. Aguilera a douché les espoirs de son opposition comme ceux de l’association Letrain634269, collectif non partisan qui réunit des élus de sensibilités de droite comme de gauche, au sujet d’une réouverture de Boën-Thiers. « La réouverture de Boën-Thiers, c’est 150 millions d’euros » soit, selon lui, « le double de ce qui est mis par l’Etat » pour les petites lignes dans le cadre du CPER. « A l’horizon 2027 (cette réouverture) est impossible », a-t-il martelé.
En revanche, Frédéric Aguilera a annoncé « un doublement » du nombre de cars express entre Saint-Etienne et Clermont-Ferrand, actuellement au nombre de deux rotations quotidiennes sans arrêts intermédiaires (par autoroute) en 1 h 45 mn. Il s’agira d’une « offre en augmentation importante », s’est-il félicité. Ces relations directes sont actuellement complétées par des relations avec arrêts intermédiaires, deux dans le sens Clermont-Ferrand-Saint-Etienne, trois dans l’autre sens, en jours ouvrables de base. Ces dernières voient leurs temps de parcours s’étager entre 2 h 36 mn et 2 h 59 mn. Elles sont encore complétées par des relations par cars aux extrémités. Les exceptions de circulation sont nombreuses.
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Entre Boën et Thiers, aperçu de ce qui reste de la voie unique à L'Hôpital-sous-Rochefort. La voie longe ici, comme ailleurs, des sites d'entreprises spécialisées dans le travail du bois, matériau pour lequel le rail est typiquement adapté. (Cl. RDS)
Ces relations par cars n’affichent ni cadencement ni identités de missions hors les directes. La fiche horaire régionale n°11 de la relation TER Clermont-Ferrand-Saint-Etienne cumule plus de cinquante colonnes par sens, mêlant des services trains (aux extrémités) et cars (de bout en bout et en complément aux extrémités) desservant des points d’arrêt souvent différents du train. Cette trame horaire constitue ainsi une caricature de complexité et un modèle de « désincitation » à l’usage du transport public. Elle pourrait servir de contre-exemple dans les formations universitaires et écoles d’ingénieurs.
Le vice-président chargé des Transports a ajouté que les cars express (sans arrêt intermédiaire) affichaient un temps de parcours « inférieur d’une demi-heure » au temps de parcours par train envisagé par une étude du Cerema, organisme d’Etat, en cas de réouverture. Cette affirmation est vivement contestée par LeTrain634269.
En 2006, « Clermont-Saint-Etienne par train en 1 h 53 avec six arrêts intermédiaires »
L’association, dans un communiqué répondant à l’intervention de Frédéric Aguilera, écrit : « En 2006, au départ de Saint-Etienne cinq trains circulaient à destination de Clermont-Ferrand avec un temps de parcours de 1 h 53 mn pour six arrêts intermédiaires En 2025, avec six arrêts intermédiaires, le temps de parcours par car (ligne X18) dépasse les 2 h 45 sans compter les retards inhérents à la circulation routière ».
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Station d'arrêt des autocars régionaux à Boën. L'autre arrêt, à l'entrée du bourg, est dissocié entre cars terminant à Boën depuis le sud qui stationnent à la gare ferroviaire, et cars en transit, qui stoppent à 200 mètres à la station "Parc Lignon". Pour les cars TER, les titres de transport ne peuvent être achetés qu'au distributeur automatique situé en gare, un piège pour les voyageurs prenant leur car à "Parc Lignon". (Cl. RDS)
A l’horaire 1992, voici 33 ans, sur une voie déjà affaiblie dotée de rails remontant au début du XXe siècle (ils sont toujours présents sur certaines sections autour de Bonson), les meilleurs temps de parcours par train de Saint-Etienne à Clermont Ferrand s’établissaient à 2 h 02 mn avec cinq arrêts intermédiaires (autorail 57578/9), et même à seulement 2 h 05 mn avec, pourtant, douze arrêts intermédiaires (autorail 57570 les dimanches) !
Dans l’autre sens, de Clermont-Ferrand à Saint-Etienne, on relevait en 1995 l’autorail 57577/6 qui abattait les 145 km en 1 h 57 mn avec cinq arrêts intermédiaires. Soit, avec du matériel moins performant qu’aujourd’hui, à peine plus que les autocars directs sans arrêt intermédiaire de nos jours, qui toutefois sont soumis à d’éventuels embouteillages en entrée ou traversée d’agglomérations.
Comparer ce qui est comparable
LeTrain634269 est accusé par Frédéric Aguilera d’être « une association qui conteste systématiquement les études quand elles ne vont pas dans le sens (qu’elle) souhaite ». L’association réplique que l’étude du Cerema, qui envisage six allers-retours par cars en 1 h 45 mn, implique qu’il n’y ait aucun arrêt intermédiaire. Cette même étude envisage par ailleurs une hypothèse (scénario C) de huit allers-retours de trains par jour en 2 h 28 mn, sans préciser le nombre d’arrêts intermédiaires.
« On ne peut pas comparer ces temps de parcours par car sans arrêt et les temps de parcours par train avec arrêt », comme l’a fait le vice-président chargé des transports, argumente une source proche de l’association, qui au passage pose la question de la validité du temps de parcours par train avancé par le Cerema.
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Vaste halle marchandises abandonnée en gare de Montbrison. On retrouve les mêmes vastes emprises fret à Noirétable. A l'exception de Saint-Romain-Le-Puy, où l'usine Verallia est embranchée, plus aucun trafic fret n'emprunte la section sud de la ligne Saint-Etienne-Clermont-Ferrand. L'embranchement de l'usine de roulements à billes de Boën est neutralisé. Tout passe par la route. (Cl. RDS)
Par ailleurs LeTrain634269 demande à l’exécutif régional « des clarifications » au sujet des crédits régionaux introduits par la région durant la négociation du CPER : « Nous attendons du vice-président délégué aux transports le détail des ‘’petites lignes’’ destinées à être fermées et soutenues par la région ». On peut évoquer le moignon subsistant de la ligne vers Saint-Claude (Nurieux-Oyonnax), la ligne bi-régionale Lozanne-Paray-le-Monial, les moignons subsistant de Saint-Etienne-Clermont-Ferrand ou Le Puy-Saint-Georges-d’Aurac…
Plus incisif, le communiqué de LeTrain634269 note « que la région, à défaut de financer la réouverture du tronçon ferroviaire Boën-Thiers, n’a pas hésité à investir plus de 200 millions d’euros dans une route nationale en Haute-Loire, dépense qui relevait initialement de l’Etat ». L’association interroge enfin sur l’évaluation de la remise en état des 48 km de voie unique par le Cerema, qu’elle estime « être une estimation à dire d’expert faute de devis précis fourni par SNCF Réseau ». Le gestionnaire d’infrastructure, souligne-t-elle, « n’a toujours pas communiqué de chiffrage détaillé, ni proposé d’opportunités d’utilisation de matériaux de réemploi afin de réduire les coûts (jusqu’à 70 % d’économe financièrement parlant) ».
Parallèle à l’A89, une des autoroutes les plus coûteuses de France
Quant à la responsabilité de SNCF Réseau et de l’Etat dans l’attribution des subventions pour ouverture ou réouverture de lignes aux côtés des collectivités territoriales, on se permettra une comparaison.
Le coût du barreau qui va permettre aux TER de la région Hauts-de-France et aux TGV de relier Amiens à l’aéroport de Roissy (« barreau Creil-Roissy ») s’est élevé à 541 millions d’euros pour… six kilomètres de voie nouvelle classique (160 km/h). Si l’évaluation du Cerema pour la restauration de Boën-Thiers s’élève à 3,2 millions d’euros par km (150 M€ pour 47 km), la construction du barreau Creil-Roissy affiche un coût kilométrique de plus de 90 millions d’euros/km. Rappelons que la ligne Saint-Etienne-Clermont-Ferrand dessert directement plus de 850.000 habitants, non comptée l‘agglomération lyonnaise (plus de 1,5 million d’habitants).
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Comparaison des fréquentations des gares de l'axe au tournant de la neutralisation de la section Boën-Thiers. La dislocation du service entre route et rail, extrémités et trajets longue distance, affaiblit le transport public. (Doc. Letrain634269)
LeTrain634269 « plaide pour une vraie solution ferroviaire pus économique » qui constitue « une alternative durable et stratégique au trafic routier, notamment sur l’autoroute A89 » (section La Tour de Salvagny-Nervieux-Clermont-Ferrand) qui enregistre quelque 24.000 véhicules par jour (source Cerema) alors qu’elle aura été « l’une des plus coûteuses de France ».
LeTrain634269 appelle enfin « au respect des citoyens des territoires » ruraux comme métropolitains – la ligne réunit deux métropoles appartenant à la même région, trois si l’on compte celle de Lyon, plus un chapelet de villes moyennes et de bourgs. Elle rappelle qu’elle compte en son sein « des élus communaux, intercommunautaires, départementaux, régionaux et nationaux ». Elle espère être reçue par le nouveau président du conseil régional Auvergne-Rhône-Alpes, Fabrice Pannekoucke, alors qu’elle sollicite un rendez-vous auprès du président de la région (jusqu’à récemment, Laurent Wauquiez) « depuis 2022 ».