Rétraction, dégradation : le réseau Intercités, symptôme criant de la fracture territoriale
Liquidation de transversales interrégionales ou inter-métropolitaines n’intéressant pas Paris, dégradation de temps de parcours et accumulation des retards sur les lignes maintenues : le réseau des trains d’équilibre du territoire, au nom commercial d’« Intercités », affiche les symptômes les plus criants de la fracture territoriale et de l’hypercentralisation de l’Etat jacobin.
Les lignes historiques n’intéressant pas Paris et l’Ile-de-France, dites « transversales », ont été les grandes victimes du centralisme de l’Etat. Rappelons que les trains d’équilibre du territoire (TET), dont la seule dénomination trahit la reconnaissance d’un déséquilibre territorial flagrant, sont des services conventionnés par l’Etat, qui comble leur déficit. Depuis peu, ces conventions sont soumises à appel d’offre.
Ces Intercités transversaux supprimés ou raccourcis
Plusieurs de ces services transversaux ont été purement et simplement liquidées. Nous citerons d’abord les transversales du Massif central reliant Bordeaux à Lyon. Celle passant par le centre du Massif central, via Brive et Clermont-Ferrand, prolongée un temps au-delà de Lyon jusqu’à Grenoble, a disparu en 2014 en même temps que la section Laqueuille-Ussel était neutralisée par manque de moyens pour renouveler sa voie. Par ailleurs, la neutralisation mi-2016 de la section Boën-Thiers de la transversale Saint-Etienne – Clermont-Ferrand condamne l’itinéraire potentiel le plus court entre Lyon et Bordeaux (via Saint-Etienne, Clermont-Ferrand, Ussel et Brive).
Celle transitant par le nord du Massif central, Montluçon et Limoges, avait été supprimée deux ans auparavant, en juin 2012, malgré le maintien de la continuité de la voie ferrée. Au point que la section Saint-Germain-des-Fossés – Gannat, à double voie, n’est plus parcourue par aucun train de voyageurs.
Carte des temps de parcours en train depuis Bordeaux. La couleur s'estompe jusqu'à trois heures. La césure est-ouest est remarquable : la transversalité est réduite à néant dans le centre du pays. Il en va de même pour la transversale de la façade ouest Bordeaux-Quimper...
Côté sud, les trains Intercités de la transversale Bordeaux-Nice ont été limités à Marseille fin 2017. A cette date, disparut le dernier Intercités anciennement baptisé « Grand Sud » parcourant la ligne Marseille-Nice. Cette suppression fut concomitante à la réorganisation du service Intercités entre Bordeaux et Marseille. Elle permit à la SNCF de récupérer des kilomètres-trains afin d’augmenter la fréquence des services Bordeaux-Marseille en la passant à six par jour, soit environ un train toutes les deux heures dans chaque sens, avec missions systématiques (mêmes gares desservies, les moins fréquentées étant desservies une fois sur deux alternativement).
Côté ouest, la transversale Bordeaux-Bretagne, jadis poursuivie jusqu’à Quimper, a été limitée à des services Intercités Bordeaux-Nantes. Cette ligne est parcourue par seulement trois allers-retours Intercités quotidiens dans chaque sens, après rénovation de la voie en 2020, mais mise à voie unique de la section La Rochelle - La Roche-sur-Yon. Le chantier d’un montant de 155,5 millions d’euros a été financé à hauteur de 40 % par les collectivités territoriales concernées malgré la dimension nationale de cet axe.
Côté est, les services transversaux Nancy-Lyon-Méditerranée ont purement et simplement disparu, remplacés par une succession de TER aux fréquences étiques au nord de Dijon. Il a fallu une forte mobilisation des élus de l’Est pour que soit enfin rétablie une unique fréquence quotidienne Nancy-Lyon par Dijon en 2023. On notera aussi que les services Alsace-Lyon par le Jura (Bourg, Lons-le-Saunier, Besançon) ont été transférés aux régions et limités au parcours Lyon-Belfort à raison de trois fréquences par jour et par sens, une quatrième étant limitée à Lyon-Besançon.
Intercités radiaux de nuit tous centrés sur Paris
Mais cette rétraction ne concerne pas que les services transversaux. Les services radiaux au départ de Paris ont subi quant à eux de sérieuses coupes claires. On soulignera la disparition des trains de nuit Intercités, relancés voici trois ans avec rétablissement du Paris-Nice, dont on peut se demander quel cerveau haut placé a pu concevoir la disparition, sauf intérêt particulier pour le transport aérien. Le Paris-Aurillac nocturne a lui aussi été rétabli, moyennant des aléas horaires ayant fait l’objet d’une forte médiatisation.
/image%2F1336994%2F20250112%2Fob_a09a00_trains-de-nuit-europe-dorian-moore-fa.jpg)
Remarquable carte des trains de nuit en Europe pour l'année 2024. Le contraste entre la multipolarité de l'Europe centrale et orientale et la totale centralisation sur un unique point en France est fascinant. Le train de nuit dans l'hexagone part de Paris ou mène à Paris. Les longues distances interrégionales et leur chapelet de villes intermédiaires sont gommes de l'esprit des "aménageurs". Rien entre la Bretagne et la Méditerranée, entre l'Est et le Sud-Ouest, entre les Alpes et l'Atlantique... Transit diurne par Paris (ou contournement sud du Massif central) et LGV impératif, sans possibilité d'arriver tôt le matin. (Doc. Dorian Moore architecte, FAIA)
On notera aussi que les services Intercités des nuit subsistants ou rétablis sont désormais tous amorcés à Paris. Les trains nocturnes à long parcours transversaux ou diamétraux qui relièrent jadis la Bretagne à la Méditerranée, la Suisse à Bordeaux, Strasbourg ou Genève à Nice, Calais à Vintimille, etc… ont tous disparu corps et biens. Les provinciaux sont priés de sa satisfaire des « cars Macron » ou de transiter par Paris et les lignes à grande vitesse.
Concernant les Intercités radiaux de jour, le Paris-Clermont-Ferrand-Nîmes-Marseille a d’abord été scindés en deux parties de part et d’autre de Clermont-Ferrand, avant d’être supprimé de Nîmes à Marseille puis d’être « généreusement » transféré à l’Occitanie (alors qu’on est sur un cas typique de service inter-régional, donc relavant de la compétence de l’Etat central), moyennant « généreux » don par ledit Etat de trois rames modernes pour solde de tous comptes.
Il en va de même pour l’axe Paris-Clermont-Ferrand-Béziers, découpé façon puzzle mais gardant le statut d’Intercités au sud de Clermont-Ferrand. Le plus comique dans ce cas précis est que l’Etat ne parvient pas à accéder au concept de matériel bimode pour exploiter l’unique Intercités quotidien Clermont-Ferrand-Béziers, imposant un changement à Neussargues avec location de matériel régional de part et d’autre, thermique au nord, électrique au sud (la ligne Béziers-Neussargues fut électrifiée dès les années 1930 par la compagnie du Midi).
Gare de Neussargues (Cantal), en 2013 : scène d'affluence ferroviaire, devenue rare depuis la fermeture de la ligne de Bort-les-Orgues, avec correspondance entre l'axe Aurillac-Arvant-Clermont-Ferrand et la ligne de Béziers. La photographie a été réalisée à l'époque de la continuité de l'Intercités Clermont-Ferrand-Béziers, alors assuré en autorail thermique X73500 avec rebroussement à Neussargues. Depuis, ce train est scindé en deux avec utilisation par la fonction Intercités d'un autorail thermique TER Auvergne-Rhône-Alpes au nord, d'un AGC électrique Occitanie au sud. L'usage par Intercités d'une rame bimode paraît hors de propos... (Doc. RDS)
Les itinéraires par les lignes à grande vitesse et leur « hub » francilien, qui ont massivement servi de prétexte à suppression de services sur lignes classiques, ont ceci de dérangeant qu’ils privent de desserte les villes situées sur les itinéraires des trains classiques transversaux, radiaux ou diamétraux – de jour ou de nuit – sacrifiés sur l’autel de la grande vitesse. Ils interisent l'arriver tôt le matin. Cette centralisation sur le réseau noyau, fût-il à grande vitesse, constitue donc un puissant levier d’exclusion territoriale.
Paris-Clermont-Ferrand : 4 heures de retard le 10 janvier, 12 heures de retard le 2 janvier
Terminons par la qualité de service des Intercités ayant survécu à l’esprit de système du « tout-TGV ». Le bilan est accablant. Les plus médiatisées des dysfonctionnements d’un service Intercités sont ceux du service Paris-Clermont-Ferrand. Les huit allers-retours quotidiens, dont un sans arrêt intermédiaires, sont régulièrement frappés de retards cyclopéens. Le 10 janvier, l’Intercités Paris-Clermont-Ferrand 5963 parti à 14 h 00, est resté bloqué pendant plus de quatre heures sans électricité une heure après son départ. Un dysfonctionnement de la locomotive était en cause. Huit jours auparavant le 2 janvier, un autre Intercités de cet axe avait enregistré plus de douze heures de retard.
/image%2F1336994%2F20250112%2Fob_28f96b_paris-clermont-temps-de-parcours.jpg)
Comparaison des temps de parcours (avec matériel utilisé) aux différentes époques depuis l'électrification, sur la ligne de Paris à Clermont-Ferrand. Montage réalisé par les Usagers du Train Clermont-Ferrand-Paris.
Le député de la 3e circonscription du Puy-de-Dôme, Nicolas Bonnet (EELV) était dans le train retardé le 10 janvier. Il a confié à La Montagne qu’il « part souvent la veille » pour prévenir les retards. Il a aussi révélé qu’il a « des collègues qui prennent la voiture (de Clermont-Ferrand) jusqu’à Saint-Etienne, puis le TGV pour Paris ».
Mais les Intercités Paris-Clermont-Ferrand , malgré leurs célèbres retards, ne sont pas les plus mal lotis de leur catégorie, affichant un taux de retard de quelque 20 % en 2023 selon les statistiques de l’Autorité de la qualité des services de transport (AQST), organisme ministériel. La pire ligne Intercités est le Paris-Briançon de nuit avec un taux de retard d’environ 48 % la même année, soit un train sur deux.
Le pire service Intercités en termes de régularité : Bordeaux-Marseille
De jour, c’est l’axe Intercités Bordeaux-Marseille, pourtant amputé de sa longue section Marseille-Nice, qui constitue la ligne la plus « malade », selon le terme employé par les agents de la SNCF eux-mêmes. En 2023, le taux de retards atteignait un train sur trois (plus ou moins 30 % selon le sens de circulation) selon l’AQST. 35,9 % des causes de retard étaient liés à l’infrastructure. Suivait la ligne Lyon-Nantes, pourtant équipée de rames modernes, avec un taux de retard de 22 % en 2023, ce qui n’est pas rien : près d’un train sur quatre.
Avec environ 18 % des Intercités en retard en 2023, l'axe Paris-Toulouse est considéré par l'AQST comme faisant partie des lignes Intercités affichant les plus faibles taux de retard. Bien plus cependant que le Clermont-Ferrand-Béziers qui, avec environ 5 % de retards pour son unique relation quotidienne sur de longues sections de lignes généralement désertes, fait partie des champions... mais certainement pas en ce qui concerne les annulations pour travaux ou grèves, ce que l'AQST ne détaille pas.
Au total, le taux de trains en retard des services Intercités en 2023 ont atteint 19,3 %, loin devant les services TGV parmi lesquels 14,6 % étaient en retard, et encore plus loin devant les services TER parmi lesquels 9,3 % étaient en retard (de 5,4 % en Bretagne à 12,7 % en Provence-Alpes-Côte-d’Azur). Pire, la moyenne des retards des services Intercités atteignait 61 minutes, contre 36 minutes pour les TGV.
Rame Corail d'un Intercités de la transversale Bordeaux-Marseille en stationnement à Marseille Saint-Charles. Cette ligne est la plus perturbée de l'ensemble des lignes Intercités, qui elles-mêmes affichent un total de retards supérieur aux autres services de SNCF Voyageurs, TGV et TER. (Doc. RDS)
Pour couronner le tout, SNCF Voyageurs a plus fortement augmenté ses prix en moyenne pour ses services Intercités que pour ses services TGV : + 1,9 % pour les Intercités, + 1,5 % pour les TGV. l’association Les usagers du Train Clermont-Paris s’indigne : « C’est la triple peine by la SNCF et l’Etat : les pires lignes de France connaissent les plus fortes augmentations de tarifs ».
Encore les habitants des villes encore desservies ont-ils gardé leur train. Ceux des axes Intercités supprimés n’ont même pas le plaisir de payer plus cher puisque leur moyen de transport ferroviaire a disparu.
Saisie dans une voiture Corail en roulement, carte des lignes Intercités du début des années 2000. Le maillage a été fortement réduit : par transfert aux régions (Paris-Cherbourg, Nîmes-Clermont-Ferrand, Montluçon-Paris...) ; ou par suppression pure et simple (transversales du Massif central, Nantes-Quimper, Montréjeau-Luchon, lignes de Savoie, transversales Est-Méditerranée... (Doc. RDS)