L’Etat va commander des voitures et locomotives pour trains de nuit : qui va les construire ?
L’Etat, autorité organisatrice pour les trains d’équilibre du territoire, parmi lesquels les trains de nuit intérieurs actuels et en projet, veut commander 180 voitures et une trentaine de locomotives pour étoffer les liaisons voyageurs nocturnes en France. Ce type de commande n’avait pas été ordonné depuis 1980, voici quarante-cinq ans. Passant par profits et pertes les liaisons nocturnes sous prétexte de l’arrivée progressive de la grande vitesse autour d’un « hub » parisien considéré comme le centre de la plupart des relations à grande distance, l’Etat-SNCF avait, dès les années 1990, estimé que les trains de nuit n’avaient plus de raison d’être. Simultanément, il avait privilégié de façon inconsidérée le principe des rames automotrices. En Europe, seul Siemens propose aujourd’hui des voitures remorquées.
Seuls subsistèrent les trains de nuit empruntant l’axe Paris-Orléans-Limoges-Toulouse avec leurs tranches sur Latour-de-Carol, Rodez et Albi auxquelles ont a été ajoutées une tranche Tarbes (de 2021 à 2024, puis via Bordeaux) et Aurillac (2021), et le Paris-Briançon, aux horaires aussi fragiles qu’erratiques. En 2021 fut rétabli le train de nuit Paris-Nice, supprimé en décembre 2017.
Toutes les relations transversales de nuit à longue distance furent progressivement et prioritairement éliminées, les dirigeants de la SNCF estimant qu’elles pouvaient être remplacées par des relations à grande vitesse moyennant de longs détours, telles Toulouse-Nantes ou Rennes, Strasbourg-Marseille. Ou préférant perdre des clients en faveur des cars « Macron », du covoiturage ou de l’aérien.
Dès les années 1990, la SNCF souhaitait enterrer les trains de nuit pour passer au tout-TGV
Nous nous souvenons d’un entretien en 1994, dans le TGV amenant les personnalités à l’inauguration du Tunnel sous la Manche, avec un haut dirigeant de l’activité trains de nuit de la SNCF qui souriait de notre incrédulité en nous annonçant que ce type de prestation n’avait plus aucun avenir et devait disparaître. En mai 2015, une note interne de la SNCF concentrée sur le binôme TGV-TER préconisait rien de moins que la suppression totale des Intercités de nuit. Le prétexte invoqué : ils ne seraient plus concurrentiels face au covoiturage et aux relations aériennes à bas coût...
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Trains de nuit actuellement en service en Europe occidentale. On remarque la pauvreté et l'hypercentralisation des services en France, le maillage en Europe centrale.
La même année, le rapport commandé par le ministère à Philippe Duron sur l’avenir des Trains d’équilibre du territoire, intitulé paradoxalement « TET d’avenir », recommandait la suppression de toutes les lignes de nuit subsistantes excepté Paris-Briançon, Paris-Toulouse/Latour-de-Carol et Paris-Rodez/Albi. Il n’évoquait même pas la relation nocturne Paris-Nice, la plus longue au départ de Paris puisqu’elle affiche quelque 1.086 km, une distance pourtant toute indiquée pour une relation ferroviaire nocturne de centre-ville à centre-ville. Le refus de la permanence, vieille maladie française.
Nous citerons, pour mémoire, la suppression du Reims-Nice en 2008, des Lille-Nice, Quimper-Lyon-Bourg-Saint-Maurice/Genève (limité au Quimper-Lyon) en 2009. Fin 2010 furent supprimés les Nantes-Nice et Quimper-Lyon, le Paris-Vintimille, ancien « Train bleu » étant amputé de sa section terminale Nice-Vintimille, qui desservait pourtant Monaco et Menton. Avant les années 2010, une multitude d’autres relations nocturnes étaient passées à la trappe, telles que Lyon-Bordeaux, trains qui jadis inclurent des voitures Milan-Bordeaux, Genève-Bordeaux, Strasbourg-Bordeaux, Vichy-Nantes… L’exploitation en rames tractées permettait de jouer avec de multiples tranches, en particulier sur les trains de nuit pour lesquels de longs stationnements pour « coupes/raccords » ne sont pas de gros inconvénients.
La suppression des trains de nuit en France a massivement concerné des transversales (Bordeaux-Quimper, Lyon-Bordeaux, Genève-Nice, Calais-Bâle…) pourtant non doublées par des lignes à grande vitesse et auxquelles la SNCF a substitué des relations TGV-TGV ou TGV-TER. Ces dernières sont peu performantes (temps de correspondance), tant en temps de parcours qu’en prix.
Pourtant, la relance des trains de nuit sous l’autorité de l’Etat français s’est opérée pour l’instant exclusivement sur des lignes radiales à partir de Paris, alors même que les transversales sont globalement de jour desservies par des Intercités relativement lents, ou nullement desservies par des trains directs telles Lyon-Bordeaux, Genève-Hendaye, Genève-Nice, Bordeaux-Nice limitée à Marseille.
Le train de nuit sur ligne classique permet de desservir un chapelet de villes
Les substituts ferroviaires à grande vitesse ne permettent pas les dessertes intermédiaires, contrairement aux trains de nuit. Par ailleurs, elles sont chères et affichent des temps de parcours souvent dissuasifs via Paris, tel un parcours Lyon-La Rochelle, ou Lyon tel un Moulins-Marseille. Pourtant, sur ces deux exemples, des trains de nuit existèrent : via Montluçon pour Lyon-La Rochelle, via Alès et Nîmes pour Moulins-Marseille. Soulignons que la coopérative Railcoop, dans sa tentative avortée de relance de trains Lyon-Bordeaux, envisageait une circulation de nuit.
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Arrivée de l'Intercités de nuit à Briançon, en provenance de Paris. Cette relation était menacée jusqu'à ces dernières années. Notons qu'elle permet en plus des (rares) TER et moyennant tarification spécifique d'effectuer des trajets de cabotage entre haute vallée de la Durance et Drôme. (Doc. Wikipedia)
Sur les axes équipés d’une ligne à grande vitesse, le remplacement des trains de nuit par l’offre TGV, si elle peut être convaincante tant en terme de rapidité du voyage que de confort, n’en recèle pas moins une faiblesse. La première heure d’arrivée à destination finale sur un itinéraire de plus de 600 km est généralement postérieure à 9 h 00 et la dernière heure de départ généralement avant 20 h 00, soit une durée de séjour de moins de 10 heures. Le train de nuit permettait souvent d’arriver autour de 6 h 00 et de partir en retour autour de 23 h 00, laissant une plage libre de plus de 16 heures. Il permettait en outre d’économiser une, voire deux nuits d’hébergement.
Le ministre délégué aux Transports, Philippe Tabarot, a annoncé fin janvier devant le Sénat que l’Etat allait engager des crédits pour passer commande de 180 voitures neuves et une trentaine de locomotives. Jusqu’à présent, les trains de nuit subsistant sont équipés de voitures type « Corail » datant des années 1975 à 1989. Le projet d’acquisition de voitures neuves était reporté depuis 2022.
Lors de la relance des trains de nuit voici quatre ans, le président Emmanuel Macron s’était engagé à créer jusqu’à « une dizaine de lignes de trains de nuit avant 2030. Outre la multiplication des lignes origine Paris, qui peut s’expliquer par la situation très décentrée de la métropole francilienne, le projet incluait deux lignes transversales : Strasbourg/Metz-Nice et Bordeaux-Nice, ainsi qu’une liaison internationale : Paris-Barcelone. Mais les obstacles, tant financiers que techniques, sont nombreux.
L’avantage des rames tractées : modularité, multiple sécabilité…
Les caractéristiques de la technocratie française auront été, ces dernières décennies, l’esprit de système et la fascination (intéressée) pour la disruption technologique. C’est ainsi que plus aucune voiture composant une rame tractée et bien peu de locomotives ont été commandées. Or les rames tractées sont particulièrement adaptées aux fluctuations de clientèle et aux trains à tranches dissymétriques.
Une rame tractée de 14 voitures peut se diviser en coupon principal de 7 voitures continuant vers une grande ville, et en deux coupons de 3 et 4 voitures courant vers des villes moyennes. L’ancien Paris-Béziers/Marseille, scindé à Clermont-Ferrand en rames courtes, en fut une éloquente illustration. Lors de leur scission, les coupons minoritaires peuvent être repris par des locomotives thermiques quand le principal continue en électrique, évitant d’avoir recours à des rames bicourant… ou à des correspondances.
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Plusieurs associations parmi lesquelles l'Amiga demandent la prolongation du train de nuit Paris-Aurillac jusqu'à Saint-Flour (notre photo) dont le faisceau de voies est généreux, voire jusqu'à Mende. Cette prolongation pourrait s'effectuer sans modification horaire notable. Le temps de stationnement actuel à Aurillac le permettrait. (Doc. RDS)
Les rames tractées Béziers ou Millau-Paris en furent encore une illustration : électrique de Béziers à Neussargues, thermique ensuite jusqu’à Clermont-Ferrand, électrique au-delà. Enfin, la rame tractée peut voir individualiser les révisions ou réparations de chacun de ses éléments, locomotive ou voiture, sans immobiliser le reste de la rame, d’autant que leurs espérances de vie sont variées.
Pour les futures lignes de nuit, l’Etat autorité organisatrice des Trains d’équilibre du territoire, va devoir trouver un constructeur pour ses locomotives, tant électriques qu’autonomes, comme pour ses voitures.
L’Europe ne construit presque plus de voitures pour rames tractées
En matière de locomotives, le constructeur franco-québécois Alstom propose sa gamme Traxx Universal (ex-Bombardier) destinée « à tous type d’environnement », au fret ou aux passagers. Plusieurs types de ces locomotives, « vendues à des dizaines de clients » (Allemagne, Suisse, Pays-Bas, Luxembourg, Israël…), « peuvent être équipés d'une fonction d'alimentation en énergie pour parcourir le dernier kilomètre hors caténaire, de plusieurs systèmes de propulsion (hybride ou bi-mode) », explique Alstom sur son catalogue. La SNCF n’en a pas acquis à ce jour.
L’allemand Siemens Mobility propose une gamme nominalement plus diversifiée mais axée autour de son concept Vectron. Proposée en version polycourant ou bi-mode, elle est particulièrement adaptée aux corridors transeuropéens.
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Locomotive Traxx d'Alstom, ici destinée aux chemins de fer luxembourgeois CFL. (Doc. Alstom.com)
Le suisse Stadler Rail propose des variations de sa gamme de locomotives Euro à deux bogies de trois essieux, diesel (Euro 2001), bi-mode (Euro Dual), électrique (Euro 6000)… En France, Captrain (ex-VFLI), filiale de la SNCF, en a acquis quelques-unes.
Côté voitures remorquées, l’industrie européenne ne propose pas grand-chose. Siemens propose une gamme désormais réduite, avec des versions pour les chemins de fer fédéraux autrichiens (ÖBB) et ses trains Railjet et Nightjet, ainsi que pour leurs homologues tchèques ČD, inclus dans des rames réversibles avec voiture pilote et locomotive de part et d’autre de la rame. Le catalogue d’Alstom ne propose plus de voiture remorquée à ce jour.
Selon une étude du quotidien Les Echos citant « un expert du rail, construire de telles rames tractées « devrait demander un délai de cinq à huit ans », ce qui laisse envisager une mise en service après 2030, voire 2033.