« Tribulations d’une voie fermée » : photographies et témoignages poignants autour de la liquidation de Boën-Thiers
Dans l’interminable liste des lignes ferroviaires française liquidées par un Etat devenu aveugle, la voie Saint-Etienne – Noirétable - Clermont-Ferrand (150 km), qui relie deux métropoles désormais dans la même région et dessert directement 850.000 résidents, occupe une place particulière dans le cœur des habitants de la Loire et du Puy-de-Dôme, lesquels manifestent régulièrement pour sa réouverture. Aussi le travail photographique et littéraire de Nadine Bourbonnaux, dans un livre paru voici un an, revêt-il une signification particulière.
« Tribulations d’une voie fermée », édité par les Editions des Monts d’Auvergne, rassemble 123 photographies, la grande majorité prises par Mme Bourbonnaux. D’autres rappellent l’histoire de cette ligne qui fut l’itinéraire le plus court (209 km) de la relation Lyon - Clermont-Ferrand, partagé avec celui via Roanne, plus long de 20 km (229 km) et qui de plus n’a pas l’avantage de desservir la métropole de Saint-Etienne (1).
Nadine Bourbonnaux a entendu les trains cesser de circuler
« Tribulations d’une voie fermée », ouvrage de 96 pages, inclut aussi des témoignages et des réflexions personnelles de cet artiste-écrivain qui vécut personnellement l’émotion suscitée par la suspension en juin 2016 de toute circulation entre Boën et Thiers (47 km), sous le prétexte d’une obsolescence de la voie. Un budget de rénovation avait été conclu entre l’Etat et la région, mais la somme fut réorientée vers d’autres priorités, principalement routières. La maison de l’auteur, alors jeune femme, était située à proximité de la voie, à La Monnerie, à quelques kilomètres au sud de Thiers.
/image%2F1336994%2F20241221%2Fob_165ef3_boen-thiers-bourbonnaux-livre.jpg)
Couverture du bel ouvrage de Nadine Bourbonnaux, photographe du patrimoine, ici ferroviaire. Elle rejoint la tradition des photographes ferroviaires d'art et du terrain. Sur internet, on trouve aussi parmi eux Christian Jobst, cheminot allemand qui parcourt les voies françaises abandonnées par l'Etat jacobin et routier (railwalker.de).
« Les années passent, et ne vivant plus sur place depuis seize ans déjà, c’est à l’occasion de visites amicales et de promenades dominicales que l’idée n’est venue : ‘’Je ne peux plus monter dans ce train ; je vais donc parcourir la voie à pied, au moins je l’aurai fait’’ ». En résulte ces photographies saisissantes d’émotion, saisies de Boën à Thiers, par Noirétable, L’Hôpital-sous-Rochefort et tant d’autres gares. Les détails techniques – ouvrages d’art, outils de sécurité, éléments de voie - s’allient à la poésie des couleurs ou des noir-et-blanc, des gros-plans chargés de nostalgie et des vues générales sur la lente conquête de la végétation.
De ce témoignage pris sur le vif d’une mort lente et d’une liquidation par obsolescence délibérée ressort le sentiment poignant d’une dépossession, d’un éloignement, d’un vol. Car chacune de ces photographies rapporte la destruction délibérée d’un superbe patrimoine, jadis bâti avec la sueur et l’argent de tout un peuple, par la décision cynique une autorité aveugle aux besoins des habitants de ces provinces. Autorité parisienne, qui considère que les lignes transversales ne satisfont pas son obsession de centralité et que quelques autocars suffisent. Autorité régionale, dont le conseil sis à Lyon refuse obstinément d’investir dans la restauration de cette ligne sous le prétexte qu’elle appartient au domaine de l’Etat, et préfère financer des autocars à moitié vides.
Les photographies publiées dans « Tribulations d’une voie fermée » datent de 2019. Depuis lors, la plateforme a vu prospérer plus encore une végétation luxuriante, favorisée par l’humidité de ces terres arrosées d’est en ouest par le Lignon, l’Anzon, la Durolle, de part et d’autre du seuil de Noirétable, où la ligne atteint l’altitude de 722 m.
A la sortie nord de la gare de Boën, un heurtoir et une tranchée perpendiculaire à la voie
Le gestionnaire d’infrastructure a tenté à plusieurs reprises d’ôter les rails et les traverses sur des passages à niveau pour faciliter la circulation des automobiles. S’il a parfois dû abandonner sous la pression du collectif de citoyens, d’associations, de collectivités et d’élus baptisé Letrain634269, il a mené cette entreprise à bien à Noirétable, à l’entrée sud du vaste faisceau de cette gare de faîte, abandonnée aux herbes folles et photographiée parmi tant d’autres par Mme Bourbonnaux. Notons que cette gare avait été rénovée peu de temps avant la suspension des circulations, avec tableau moderne d’affichage dynamique des annonces de trains cofinancé par l’Union européenne...
Pire : à la sortie nord de la gare de Boën, sur le remblai surplombant le Lignon, SNCF Réseau a récemment installé un heurtoir sur la voie unique de circulation, derrière lequel elle a déposé une courte section de rails et creusé une tranchée perpendiculaire à l’axe de la ligne.
/image%2F1336994%2F20241221%2Fob_979a72_img-20241215-090239.jpg)
A quelques centaines de mètres de la gare de Boën, panneau kilométrique planté à la fin de la continuité de la voie reliant (Saint-Etienne) Saint-Just-sur-Loire à Clermont-Ferrand. On distingue à l'arrière-plan, dans la végétation, le heurtoir doté d'un feu rouge... éteint. Derrière, SNCF Réseau a déposé quelques mètres de rails et creusé une tranchée perpendiculaire à l'axe de la voie alors que la section neutralisée n'est pas juridiquement retranchée du réseau ferré national. (Doc. RDS)
De son côté, le conseil régional Auvergne-Rhône-Alpes semble avoir scellé le destin de cet axe ferroviaire. Il était pourtant surnommé jadis « la ligne à vol d’oiseau » par ses usagers. En effet, il rapprochait les deux grandes villes industrielles tout en desservant les hautes terres riches en foresterie, scieries, élevage, agriculture de moyenne montagne et industrie avec en particulier l’usine SBS de roulement à billes de Boën, toujours embranchée mais exclusivement desservie par la route.
Or à Lyon l’assemblée régionale, dans son avant-projet d’allotissement des lignes TER en vue de la mise en concurrence des futurs délégataires de service public, a prévue de répartir les deux moignons subsistants de la ligne Saint-Etienne-Clermont-Ferrand, soit Saint-Etienne-Boën et Clermont-Ferrand-Thiers, dans deux groupes différents. Chacun de ces moignons pourrait donc être exploité par deux entités différentes.
« Voué à l’abandon par la faute de décideurs bureaucrates »
Marc Tournebize, président de la section Auvergne de l’Association française des amis des chemins de fer (AFAC), écrit dans la préface de l’ouvrage de Nadine Bourbonnaux : « Ce que les hommes de la fin du XIXe siècle ont bâti avec beaucoup de soin et à grand peine dans le but de relier deux villes en plein essor et de réduire la distance kilométrique, est maintenant voué à l’abandon par la faute de décideurs bureaucrates du XXIe siècle, du dépeuplement rural et de la concurrence de l’autoroute proche ». Une autoroute au demeurant relativement lente en raison de son profil accidenté et ne desservant évidemment pas les centres des agglomérations.
M. Tournebize qualifie de « navrant » le fait que cet abandon ait eu lieu « au moment même où fusionnaient les deux régions économiques d’Auvergne et de Rhône-Alpes ».
/image%2F1336994%2F20241221%2Fob_fe8e91_img-20240527-151916.jpg)
Gare abandonnée de L'Hôpîtal-sous-Rochefort, qui dessert un village remarquable à l'abbatiale datant du XVe siècle, classée monument historique. Le village reçoit des aides régionales et départementales pour le restauration de ses commerces et services (hors ferroviaire...). Sa gare a cessé d'être desservie bien avant la neutralisation de cette section de ligne, la desserte omnibus ayant déjà été reportée sur route. Notons qu'une entreprise de bois est située le long de la voie. (Doc. RDS)
Evoquant le « Plan rail » 2014-2020 voté par la région Auvergne-Rhône-Alpes, Nadine Bourbonnaux rappelle que la ligne Saint-Etienne-Clermont - Ferrand ne s’était vu attribuer qu’un programme minimal, entre Thiers et Noirétable, qui « na pas permis de contenir, à court terme, le vieillissement de l’infrastructure, ni de restaurer suffisamment avant de décider un ralentissement de la circulation ». Elle déplore : « Ainsi, la voie ‘’à vol d’oiseau’’ est délaissée et, en parallèle, des investissements gigantesques sont programmés pour le réseau routier ».
S’il est toujours possible de relier les gares d’extrémités et intermédiaires « en jonglant entre les trains et les bus, en faisant donc un mélange de rail et route », « ces trajets sont longs et fastidieux, les trains (aux deux sections d’extrémités, NDLR) ne sont pas directs, les correspondances dissuasives ». La solution pour de nombreux usagers reste donc « de prendre sa voiture »… quand ils en ont une.
A Boën, quatre catégories de services, deux tarifications et modes de paiement, deux sites d’embarquement
Illustrant ce propos jusqu’à la caricature, on soulignera le niveau d’absurdité atteint à Boën par le système. Dans cette localité de 3.000 habitants, point de ralliement des habitants du nord des montagnes du Forez et des monts d’Astrée, quatre types des dessertes sont offerts, trois par cars et une par train… avec deux stations d’embarquement et deux tarifications et lieux de paiement différents.
- Côté cars, on relève les dessertes TER Saint-Etienne-terminus Boën, complémentaires aux trains subsistants en semaine, et uniques relations TER les samedis, dimanches et fêtes. Ils effectuent le parcours en 1 h 29 mn soit 36 mn de plus que les trains. A Boën, leur terminus-origine est placé dans la cour de la gare, face à l’usine SBS, près du distributeur automatique de tickets TER qui au passage n’accepte que les cartes bancaires et refuse les espèces. Il est impossible d’acheter son billet dans l’autocar. Première exclusion.
- Une autre catégorie de (rares) cars TER relie Saint-Etienne à Clermont-Ferrand en desservant Boën et quelques autres localités intermédiaires, soit un aller-retour en semaine et les samedis, deux les dimanches et fêtes, auxquels il convient d’ajouter une mission Thiers - Saint-Etienne en semaine. Ces cars TER ne desservent pas la cour de la gare et son distributeur, mais un arrêt à environ 200 m, dit « Parc Lignon », non équipé d’un distributeur. On ne compte plus les usagers occasionnels qui se sont vu refuser la montée car croyant qu’ils pouvaient payer à bord.
/image%2F1336994%2F20241221%2Fob_a67c51_img-20241112-140746.jpg)
Automate de vente des titres de transport TER en gare de Boën. L'appareil n'accepte pas les trajets hors région Auvergne-Rhône-Alpes et n'accepte pas les espèces, excluant ainsi une partie de la population, souvent modeste ou immigrée, puisque le paiement en espèces à bord n'est pas non plus possible. Pour embarquer à bord des cars TER à la station Parc Lignon, à 200 mètres, il faut avoir réglé à cet automate. (Doc. RDS)
- Une troisième catégorie de cars, sous autorité régionale déléguée à la responsabilité départementale, à tarification réduite, dessert plusieurs destinations autour de Boën : Chalmazel, Roanne, Feurs, ainsi que Montbrison en concurrence avec les cars et trains TER, plus chers sur Boën-Montbrison. Ils ne desservent pas la cour de la gare mais la station « Parc Lignon ». Il est possible d’acheter son ticket à bord.
- Côté trains enfin, on compte six allers-retours TER Saint-Etienne-Boën chaque jour de semaine, un seul en milieu de journée (à Boën, arrivée 14 h 10, départ 14 h 21) mais aucun les samedis, dimanches et fêtes. Ce choix typique de la logique comptable à courte vue des « cost killers », qui présida aussi à l’abandon de la section centrale Boën-Thiers, considère qu’un habitant de Boën n’a pas à se rendre facilement à Saint-Etienne ou Lyon ces jours-là. Les étudiants venus visiter leur famille à Boën ou aux environs sont priés le dimanche soir, pourtant période réputée de pointe, de prendre les rares autocars (soit en gare soit au « Parc Lignon », on est prié de se renseigner) et de subir un allongement de temps de parcours de 36 mn.
/image%2F1336994%2F20241221%2Fob_de7372_img-20241008-161141.jpg)
Superbe exemple d'incitation à l'emprunt du transport public en zone peu dense, la station de Boën Parc Lignon, matérialisée par le poteau qu'on distingue derrière la fourgonnette garée sur le trottoir. Cette station est desservie par les lignes départementales vers Noirétable, Chalmazel, et par de rares services de cars TER vers Noirétable, Thiers voire Clermont-Ferrand, dans lesquels on ne peut acquérir de titre de transport (il convient d'aller l'acheter au distributeur en gare, à 200 mètres, que n'indique aucun fléchage sur place). On soulignera le remarquable confort de cette station, sans banc, sans protection contre l'abondante, bruyante et polluante circulation générale, sans abri, sans tableau d'affichage dynamique, sans trottoir surélevé pour faciliter l'embarquement. Depuis la neutralisation de la voie Boën-Thiers, l'incitation à emprunter le transport public est éblouissante. (Doc. RDS)
Du côté de Thiers, vers Clermont-Ferrand, même si deux à trois trains TER circulent les fins de semaine, l’offre est aussi marquée par une remarquable confusion entre trains TER, cars TER de desserte fine, cars TER de bout en bout et cars départementaux (à tarification spécifique) amorcés pour certains à Chabreloche, premier bourg du Puy-de-Dôme.
Au total, la fiche horaire de l’ensemble de la ligne TER (trains et autocars) compte une cinquantaine de colonnes, sans même mentionner les services parallèles de cars départementaux, pour un service étique, ce qui en terme commerciaux suffit à disqualifier d’entrée le système aux yeux d’une large partie de la clientèle potentielle.
La réalité d’un service désarticulé que les décideurs et élus ne semblent guère emprunter
Des horaires de cars illisibles, truffés d’exceptions de circulation et aux fréquences pitoyables, des trains TER limités aux déplacements domicile-travail en seule semaine pour supposément économiser aux périodes creuses alors que le coûteux matériel roulant dort dans les dépôts, des attentes d’autocars en bord de routes surchargées de camions, généralement sans abris ni aucune annonce dynamique : voici la réalité d’un service désarticulé que les décideurs, en particulier les élus régionaux et nationaux, devraient être tenus d'utiliser pour mesurer les conséquences de leurs décisions.
De même qu’en tuant les dessertes en périodes creuses ont affaiblit la fréquentation en période de pointe et on dissuade de nouveaux clients, en tuant les « petites » lignes ont affaiblit les grandes. Et, pire encore, on enfonce un peu plus dans leur marginalisation les localités déjà victimes des disruptions économiques, leurs habitants et leurs acteurs économiques. En prenant prétexte de l’affaiblissement d’un territoire pour fermer une ligne, on accentue son affaiblissement, ce qui est frontalement contradictoire avec la fonction protectrice de l’Etat propriétaire du réseau et de la région gestionnaire des services régionaux.
Transparaît tout au long des pages de « Tribulations d’une voie fermée », au fil des belles photographies de Nadine Bourbonnaux et des témoignages recueillis, un sentiment mêlé de nostalgie et d’absurdité. Nostalgie d’un service structurant entre deux métropoles le long d’un collier de nombreuses localités, porté par une série d’ouvrages d’art et de gares témoins de l’effort et du génie des anciens - le train relie les vivants et les ouvrages de ses lignes relient les générations ; absurdité d’un régime qui aura précipité la fracture territoriale et sociale par sa soumission aux intérêts industriels d’une époque (la route), par sa conception obstinément centralisée du réseau et par la priorité qu’il accorde au prestige sur l’équité (2).
/image%2F1336994%2F20241221%2Fob_fe3a01_boen-thiers-bourbonnaux-livre-dos.jpg)
Quatrième de couverture de l'ouvrage photographique et littéraire consacré à la section Boën-Thiers. Un travail à la fois artistique, historique, patrimonial et sociologique.
- - - - -
(1) « Tribulations d’une voie fermée », par Nadine Bourbonnaux, 92 pages, 22 €, éditions des Monts d’Auvergne, 63600 Champetières – Tél. : 04.73.95.50.80 –
(2) Nadine Bourbonnaux a publié chez le même éditeur un ouvrage dédié à la ligne reliant Saint-Germain-des-Fossés à Vichy, Ambert, Arlanc, la Chaise-Dieu et Darsac près du Puy, elle aussi abandonnée par l’Etat, reprise pour partie par le Syndicat ferroviaire du Livradois-Forez : « Une voie aux vies multiples ».