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Raildusud : l'observateur ferroviaire du grand Sud-Est
4 mars 2023

Digne-Saint-Auban, laboratoire d’un douteux « train très léger » : pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ?

 Le dernier projet en date pour la section de ligne Digne-Saint-Auban, maillon de 22 km entre la préfecture des Alpes-de-Haute-Provence desservie depuis Nice par les CP  et la ligne structurante Marseille-Veynes (Briançon, Grenoble, Lyon) consiste à vouloir y faire rouler un « train très léger » sans moteur thermique. Cette « solution » comprendrait  une restauration de la voie – tout aussi légère -, le tout pour  une somme jugée « économique » bien que comprise entre 94 et 208 millions d’euros (M€), soit entre 4,28 M€/km et  9,5 M€/km. Or cette solution exclurait aussi bien l’usage de cette section par les trains à voie métrique des CP que, probablement, par des trains classiques permettant  des liaisons transversales à longue distance type Genève-Grenoble-Digne, Digne-Pertuis-Avignon TGV, Digne-Marseille, voire Digne-Valence-TGV.

 La question de la réouverture de la section Digne-Saint-Auban du réseau ferré national, longue de seulement 22 km, semble  ainsi rassembler toutes les dérives françaises dans le domaine des lignes ferroviaires en territoires peu denses. On y retrouve : une procrastination récurrente (le fait de reporter régulièrement au lendemain ce que l’on pourrait faire le jour même) ; la complexification philonéiste (le fait de faire compliqué par frénésie d’innovation alors qu’on pourrait faire simple par les techniques éprouvées) ; l’étroitesse d’esprit (l’incapacité à inscrire un projet local dans un ensemble plus vaste).

La capacité du « véhicule très léger » serait de 40 places debout et 30 places assises

 La SNCF, satisfaisant ainsi la communauté d’agglomération de Digne « Provence Alpes Agglomération, souhaite faire circuler sur les rails d’ici quatre ans un « train très léger » à propulsion électrique par batteries ou, pour faire encore plus cher, à hydrogène. La capacité du véhicule « très léger » sera d’au moins 40 places debout et 30 places assises, une situation bien pire que celle d’un autobus péri-urbain qui en offre une soixantaine, toutes assises.

TDS71835Extrait d'une carte du réseau ferroviaire, datant du début des années 1930. Si les Alpes du sud et leur relief difficile furent, avec le Massif central pour les mêmes raisons, le parent pauvre du maillage français, elles n'en présentaient pas moins des lignes fortes. Digne, relié à Nice par la voie métrique des CP (ex-Sud France) (mais dont le gabarit des ouvrages était conçu pour une conversion à la voie de 1,435m) était côté ouest solidement arrimé au réseau à voie standard grâce à la courte section de la vallée de la Bléone jusqu'à Saint-Auban (22 km). Des trains directs l'empruntèrent depuis Grenoble voire Genève (en correspondance vers Nice) mais aussi depuis Avignon, via Cavaillon et Pertuis. Ce dernier itinéraire, évitant le long détour par Marseille, aurait aujourd'hui toute sa pertinence. (Doc. RDS)

 

Il faudra compter entre 25 et 30 minutes pour effectuer le trajet entre Digne et Saint-Auban. Le temps de parcours par train entre les deux gares en 1956 était de 29 mn avec  quatre arrêts intermédiaires, et ce avec six allers-retours quotidiens. (1)

 Le type de matériel préconisé, parce que très probablement hors normes du réseau ferré national en termes de résistance passive, de motorisation et évidemment en matière de capacité, exclura la prolongation de son parcours sur la ligne nord-sud Marseille-Veynes et a fortiori sur la voie métrique vers Nice puisqu’il devrait être à voie UIC de 1,435 m.  Digne-Saint-Auban resterait une enclave ferroviaire malgré son armement en voie standard…

 Cinq entreprises dont la SNCF participent à l’élaboration du prototype du futur véhicule « très léger » pour une production en série estimée à 2026 avec proposition à d’autres lignes de « desserte fine ». Mais la section Digne-Saint-Auban ne serait mise en service qu’en 2029, soit un délai de six années pour réhabiliter 22 km sur une plateforme existante, avec l’inévitable piste cyclable –cette fois tracée en accotement de la voie, dotée de « bornes de recharge » pour vélo électriques, ce qui implique d’équiper les 22 km d’un câble électrique dédié.

L’éventail de coûts : entre 94 et 208 millions d’euros pour seulement 22 km de voie unique sur plateforme préexistante

 « Nous avons écrit une première page, il nous reste à en écrire dix » a souligné en février Patricia Granet-Brunello, maire de Digne et présidente de la communauté d’agglomération, dont les propos tenus en compagnie du directeur territorial de SNCF Réseau, Karim Touati, étaient rapportés par La Provence. De fait : l’évaluation laisse une vaste marge témoignant de l’incertitude du projet puisque son coût est chiffré entre 94 à 208 millions d’euros selon les différents scénarios. De plus, les expériences passées de trains très légers,  par exemple un autorail à essieux sur l'antenne bretonne  Guingamp-Carhaix, se sont soldées par des échecs en terme de confort et de tenue de voie.

Notons qu’un scénario avait inclus la construction d’un contournement de l’usine Arkema, classée Seveso, mitoyenne de la gare de Saint-Auban, dont les périodes d’activités dangereuse pourraient devoir être coordonnées avec les circulations. Elles ne l’ont jamais été jusqu’en 1989, année de suspension du trafic ferroviaire.

Digne SNCFGare SNCF de Digne-les-Bains. Comme dans des dizaines d'autres villes françaises, l'équipement ferroviaire est en ruines malgré l'attrait de la région et le statut de ville d'eau de Digne... qui ne connaît plus que les trains des CP, régie régionale PACA, vers Nice à 150 km au sud (service actuellement suspendu en attendant la réparation du tunnel de Moriez, près de Saint-André-les-Alpes). L'état des emprises donne une idée assez exacte de l'estime dans laquelle l'Etat français tient ses territoires supposément "éloignés". Avec Privas, Digne est la deuxième préfecture de France métropolitaine à ne pas être desservie par le réseau ferré national. 

 La ligne à voie unique de 22 km reliant Digne à Saint Auban (maillon de la relation Nice-Grenoble-Genève « Alpazur » de jadis) a vu sa dernière circulation voyageur le 23 septembre 1989. Depuis, Digne est desservie en autocar depuis Sisteron (39 km, 1 h 10 mn), Château-Arnoux-Saint-Auban (23 km, 50 mn), Veynes (67 km, entre 1 h 50 mn et 2 heures). La voie ferrée n’est ni fermée ni déclassée. Elle fait partie des nombreuses « lignes non circulées » françaises, nombre d’entre elles étant ensuite cédées aux collectivités qui, par un réflexe quasi-pavlovien, se précipitent aujourd’hui pour en faire de coûteuses  « voies vertes » censées les propulser parmi les (désormais innombrables) sites touristiques majeurs… ou alléger les flux routiers parallèles.

De 4,28 M€/km à 9,5 M€/km sur Digne-Saint-Auban, contre 0,71 M€/km sur une section réhabilitée près d’Osnabrück Allemagne

« Manifestement, en France on regorge d’argent », commente l’ingénieur Pierre Debano  au vu des devis avancés pour Digne-Saint-Auban. Il énumère : « Digne-Saint-Auban, longueur 22 km, de 94 à 208 millions d’euros ; Belfort-Delle, longueur 22 km avec électrification par caténaire, 110 millions d’euros (pour une réouverture commercialement ratée) ».

 M. Debano compare ces devis avec la rénovation complète de la ligne « Haller Willem » dans la région d’Osnabrück en Allemagne, exploitée par Transdev (« auquel on pourrait demander son avis » note-t-il) : « En 1999 rénovation complète par DB Netz (équivalent de SNCF Réseau) de toute l’infrastructure des 27 km qui étaient demeurés en exploitation : 20 tonnes à l’essieu, 80 km/h, voie refaite avec ballast, traverses et rails neufs, pour un total de 38 M€, soit 1,4 M€/km, dont 15 M€ pour la voie seule, soit 0,55 M€/km ».

DSC04986Vue depuis le train des vastes emprises ferroviaires contigües au site industriel Arkema de Saint-Auban. L'usine est classée Seveso, ce qui poserait aujourd'hui un problème pour le passage de trains de voyageurs... alors que cela n'en a causé aucun jusqu'en 1989. Une coordination entre circulations ferroviaires et process industriel pourrait être nécessaire, à moins que ne soit créé un (coûteux) contournement ferroviaire de l'installation.  ©RDS

 En 2005, soit six ans plus tard, poursuit-il, VLO, gestionnaire local de l’infrastructure, décidait de remettre en service 23 autres kilomètres qui avait été neutralisés en 1991 et non exploités depuis : « 20 tonnes à l’essieu, 80 km/h, voie refaite avec ballast, traverses métalliques en Y, rails neufs de 54 kg/m pour  un total de 16,2 M€, soit 0,71 M€/km, dont 9,7 M€ pour la seule voie, soit 0,42 M€/km ».

 Ces chiffres sont à comparer avec la fourchette de prix pour restauration de Digne-Saint-Auban :, entre 4,28 M€/km et 9,5 M€/km. Certes le matériel « innovant » et en « rupture technologique » y est inclus, mais une restauration comparable à celles évoquées en Allemagne permettrait une bien moindre dépense en matériel.

Les 22 km Digne-Saint-Auban pourraient être exploités en partie par du matériel existant… ou avantageusement  cédée aux CP

 Les 22 km de Digne-Saint-Auban pourraient, au moins en partie, être exploités par du matériel existant à effectifs identiques depuis des destinations éloignées, par exemple par dissociation d’une rame à plusieurs éléments à Saint-Auban. Ils pourraient aussi être exploités par du matériel  dédié à des nouvelles relations à moyenne distance, type Digne-Avignon, dont le coût serait à rapporter aux amorti sur un itinéraire L’exploitation de navettes complémentaires sur la seule section de 22 km pourrait être assurée par un parc réduit. Mobiliser chaque jour un autorail X73000 du parc des quelque 318 exemplaires qui circulent en France ne paraît pas insurmontable.

DigneBâtiment de l'ancienne gare de Digne des CP, ancienne compagnie Sud France. Il n'était desservi que par une seule voie à quai portée par un mur de soutainement, en surplomb de la route principale à la sortie ouest de Digne. Ce bel édifice, nouvel exemple de la grand misère du rail dans les régions de France, n'est plus utilisé depuis qu'une voie métrique a été mise à quai le long des emprises SNCF, au pignon du bâtiment ex-PLM qui fait face à celui-ci, afin de permettre des correspondances quai à quai. Désormais en vain: la SNCF a supprimé tout service ferroviaire voici 24 ans, renvoyant les voyageurs sur la route.

 Reste l’autre solution, celle évoquée depuis un demi-siècle, consiste en la prolongation de la voie métrique de Digne à Saint-Auban. Comme la solution « très légère », elle imposerait une rupture de charge à Saint-Auban mais, au contraire de celle-là, elle permettrait de tracer des trains directs Saint-Auban-Nice, ressuscitant  mécaniquement  les liaisons « Alpazur » moyennant une simple re-création de TER birégionaux depuis Grenoble jusqu’à Marseille comme il en exista jusqu’aux années 1970. Rappelons que pendant les années 1950, le train 1837 reliait Lyon à Marseille par Grenoble et Veynes, dans la logique de la création de la ligne qui porte toujours, de Perrache à Saint-Charles, l’indicatif 905.000 au catalogue du réseau ferré national.

 L’ingénieur  Pierre Debano souligne que la conversion à la voie métrique de la section Digne-Saint-Auban, si elle imposerait un rebroussement à Digne – ce qui ne présente qu’un inconvénient mineur vu l’exploitation en rames automotrice – « permettrait l’entretien du matériel roulant qui y circulerait dans l’atelier déjà existant des CP », à Lingostière (Alpes-Maritimes). Cela éviterait la création d’un établissement ad hoc à Digne ou Saint-Auban destiné à ce minuscule parc de « trains très légers » et à leur motorisation disruptive : installations de recharges en électricité voire équipement lourd de stockage et transfert d’hydrogène. Mais cette solution ne permettrait pas de se vanter, le cas échéant, d’une nouveauté aussi « disruptive » que coûteuse, et finalement improbable.

 L’édition des Alpes de Haute-Provence du Dauphiné Libéré nous apprend que le projet de « train très léger » a été présenté lors du congrès mondial de la nature le 8 septembre 2022 à Marseille. Le quotidien grenoblois précise que le « projet de valorisation » de la ligne ferroviaire Digne-Saint-Auban a reçu le soutien financier et technique de l’Agence de la transition écologique (Ademe) qui a répondu à l’appel à manifestation d’intérêt Tenmod (pour Territoires de nouvelles mobilités durables). Ce parcours interminable et compliqué à loisir pour répondre à une question simple a au moins le mérite de faire travailler beaucoup de monde aux frais du contribuable. Sans aucun résultat à court terme pour les habitants de la région.

- - - - -

(1) On pourra se reporter à notre étude sur l’axe Digne-Saint-Auban (Château-Arnoux) et son offre abondante jusqu’aux années 1960, par le lien suivant :

Saint-Auban - Digne : 22 km de voie unique sacrifiés, une préfecture isolée depuis 31 ans du réseau ferré national (étude) - Raildusud : l'observateur ferroviaire du grand Sud-Est

Les 22 km de voie unique neutralisée reliant Château-Arnoux-Saint-Auban à Digne constituent un témoignage flagrant de l'abandon des territoires par le réseau ferré national et son propriétaire, l'Etat.

http://raildusud.canalblog.com


 

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Commentaires
R
L’hypothèse de x73500 est pertinente si on envisage des grenoble veynes st auban digne… en coopération avec la region aura. <br /> <br /> Ceux ci pourrait alors aussi faire des navettes complémentaires digne st auban, dans le cadre de roulement compatible avec une maintenance régulière en aura.
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J
"Et puis quitte à innover, je propose d'arrêter le débat voie métrique voie standard en posant une voie à double écartement, ça serait une première au 21ème siècle".<br /> <br /> Un première en France car nos voisins font cela depuis toujours.<br /> <br /> Sauf que les X de la sncf ne supporte pas cette idée...D'avoir tort !
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D
200M€ pour une rénovation incomplète puisque bloquée à Malijai!!!<br /> <br /> J'avais en tête qu'avec 10M€ du km, on pouvait construire une LGV...<br /> <br /> Plus sérieusement si les pouvoirs publics sont prêts à sortir plus de 100M€ sur ce projet, on pourrait sans problème avec cette somme contourner l'usine ARKEMA et rénover les 20km restants...<br /> <br /> Et puis quitte à innover, je propose d'arrêter le débat voie métrique voie standard en posant une voie à double écartement, ça serait une première au 21ème siècle.<br /> <br /> Ainsi les CP pourraient gérer le trafic de proximité et un ou deux mouvements directs vers Nice (ou des partiels vers Thorame Haute en hiver), la SNCF les liaisons vers Marseille ou Avignon.
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P
« La question de la réouverture de la section Digne-Saint-Auban du réseau ferré national, longue de seulement 22 km, semble ainsi rassembler toutes les dérives françaises dans le domaine des lignes ferroviaires en territoires peu denses. On y retrouve : une procrastination récurrente (le fait de reporter régulièrement au lendemain ce que l’on pourrait faire le jour même) ; la complexification philonéiste (le fait de faire compliqué par frénésie d’innovation alors qu’on pourrait faire simple par les techniques éprouvées) ; l’étroitesse d’esprit (l’incapacité à inscrire un projet local dans un ensemble plus vaste). »<br /> <br /> <br /> <br /> Résumer le ferroviaire français régional en 4 lignes, c’est du très lourd, et en plus compréhensible par tous, enfin ceux qui voudront comprendre.
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O
Evidemment... mais quelques remarques quand même. <br /> <br /> <br /> <br /> Premièrement, il faut statuer sur la desserte souhaitée : liaisons directes vers le val de Durance (donc aller au-delà de Saint Auban) ou simple navette en rabattement ?<br /> <br /> <br /> <br /> Deuxièmement, sur les comparaisons de coût, il faut faire la différence entre un simple renouvellement de voie en Allemagne et une réouverture. Il y a probablement des sujets de plateforme, d'ouvrages, notamment hydrauliques. Refaire la voie sur une base qui a subi les outrages du temps, c'est l'assurance d'avoir des coûts de maintenance élevés et d'avoir inéluctablement à y revenir quelques années plus tard. Surtout dans une zone où il peut - encore ! - avoir de la neige et des orages assez violents.<br /> <br /> <br /> <br /> Troisièmement, l'hypothèse avancée d'exploitation en 73500 n'est pas pertinente : il n'y en a pas en PACA et gérer un sous-parc est une solution génératrice de surcoûts. Cela rejoint la question de la desserte. Donc navette vers St Auban ? Prolongement vers Aix ? Vers Marseille ? Couplage avec une réouverture de Cavaillon - Pertuis pour rejoindre la gare TGV d'Avignon ?<br /> <br /> <br /> <br /> Quatrièmement, "mon petit doigt" me dit que le projet de train très léger ne prévoit pas d'aller à Saint Auban... mais de se limiter à Malijai, pour contourner par l'absurde le problème de l'usine Arkéma.<br /> <br /> <br /> <br /> D'ailleurs et pour terminer, tant qu'il n'y aura pas eu une discussion entre Arkéma, la Préfecture et les porteurs d'un projet ferroviaire (quel qu'ils soit), pour trouver une solution de compromis, l'autocar a de beaux jours devant lui.
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Raildusud : l'observateur ferroviaire du grand Sud-Est
  • Le chemin de fer est indispensable à toutes nos villes et ne doit pas être l'apanage de la seule région-capitale. Les lignes transversales, régionales et interrégionales doivent contribuer à une France multipolaire, équitable au plan social et territorial.
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