Quatre-vingt mille euros versés par Lyon Métropole, vingt-mille euros versés par la Ville de Lyon : c’est le montant de l’apport d’argent frais au capital de Railcoop par les élus lyonnais. Cette somme, qui complète une longue série de participations de diverses collectivités locales, survient alors que la coopérative d’intérêt collectif espère amorcer son service voyageurs Lyon-Bordeaux en mode « frugal » à la mi-2024 seulement, avec un aller Bordeaux-Lyon un jour suivi d’un Lyon-Bordeaux le lendemain. Simultanément, on apprend que les lignes aériennes transversales ont vu le nombre de leurs passagers augmenter de 72 % entre 2010 et 2019, mettant en exergue la stratégie de la terre brûlée de la SNCF et de l’Etat français en matière ferroviaire grandes lignes hors de l’étoile parisienne.
Une liaison de 640 km desservant sept départements mais liquidée par l’Etat
La difficile tentative de relance par Railcoop de la liaison ferroviaire voyageurs Lyon-Bordeaux, longue de 640 km (sept départements directement desservis, sept autres concernés), est à la fois un acte thérapeutique face à la pathologie centralisatrice et à l’abandon des relations interrégionales par l’Etat jacobin, et en même temps le symptôme des blocages du système ferroviaire français dès qu’il s’agit de transversalité et de statut commercial des services.
Le retard d’au moins deux années dans la mise en service par Railcoop de sa liaison emblématique – la coopérative exploite déjà un trafic de bois entre Figeac et la région de Toulouse – et la mobilisation d’importantes collectivités autour de son projet souligne la dimension politique de l’aventure Railcoop. Cette dernière illustre de façon caricaturale la conception monocentrée et jacobine du territoire portée par les dirigeants du pays et de son système ferroviaire. Or Paris, en raison de sa situation excentrée ne peut saurait assurer le rôle d’unique « hub » ferroviaire en France.
TER Auvergne-Rhône-Alpes à Lyon Part-Dieu. Cette gare, la première de France en matière de correspondances, devrait être desservie par le futur Lyon-Bordeaux de Railcoop. ©RDS
Paris est une ville du nord-ouest du pays, située à 172 km à vol d’oiseau du Havre, à moins de 200 km de la frontière belge mais à 745 km de la frontière espagnole la plus proche. Les lignes à grande vitesse, qui toutes convergent vers la ville supposément « lumière », ne sauraient justifier que toute l’offre ferroviaire interrégionale soit organisée autour d’elle. Les distances cumulées entre métropoles et régions organisées via Paris deviennent caricaturales et le réseau d’Ile-de-France est au bord de l’asphyxie, péjorant le fonctionnement de l’ensemble du système suivant le phénomène classique de l’entonnoir. La capitale étouffe la capitale.
Railcoop, une tentative thérapeutique face au sabordage de relations interrégionales par l’Etat
Le projet de Railcoop est thérapeutique. Il est inconcevable dans tout autre pays que la France qu’un service voyageurs ferroviaire reliant deux métropoles d’importance nationale (et quatre grandes agglomérations si la relation desservait Saint-Etienne et Clermont-Ferrand), traversant un Massif central en grand besoin de soutien dans sa volonté de surmonter ses difficultés économiques, soit passé par profits et pertes par un Etat – et son bras armé la société à capitaux d’Etat SNCF – qui prétend par ailleurs « aménager le territoire ».
Il est significatif qu’il faille l’initiative d’une société coopérative à capitaux extrêmement diversifiés – particuliers, associations, municipalités, intercommunalités, départements – et à statut aussi participatif qu’égalitaire pour palier au désengagement du pouvoir central. Or dans tout système institutionnel digne de ce nom, qu’il soit fédératif pou centralisé, ledit pouvoir central porte la responsabilité de garantir l’équité de traitement des relations entre les territoires qu’il prétend gérer et protéger. En ferroviaire, tout ce qui dépasse le cadre régional et ses TER revient à l’Etat central, cela relève du simple bon sens. Pourtant sur cette relation Lyon-Bordeaux de quelque 640 km (et ses deux itinéraires), jadis au statut de relation TET (trains d’équilibre du territoire), a disparu et les relations TER squelettiques qui l’ont très partiellement remplacée sur l’itinéraire nord via Montluçon sont un défi à la simple logique commerciale. Quant à l’itinéraire via Clermont-Ferrand et Brive, la voie a tout simplement été neutralisée au cœur du Massif central.
Extrait d'une carte du réseau ferroviaire dans le Massif central, datant de quelques années. On distingue nettement les conséquences de la politique consistant à couper la partie centrale de lignes (supposément trop déficitaires) pour ne garder que les extrémités, condamnant tout trafic de transit. Outre l'interruption de la continuité Clermont-Ferrand-Brive, la partie centrale de la ligne Saint-Etienne-Clermont-Ferrand, figurée en vert clair, est désormais neutralisée. Ce démaillage constitue une violence politique manifeste du centre sur "ses" territoires.
Le projet de Railcoop, qui a pu lancer la rénovation d’un premier automoteur à trois caisses aux ateliers de Clermont-Ferrand, constitue donc une médication d’urgence pour des régions dont l’offre de transport ferroviaire relève actuellement du pire des pays en voie de développement.
Mais sa difficulté à porter son projet à maturation en obtenant des financements du secteur bancaire et des capitaux conséquents d’autres acteurs régionaux constitue un concentré de symptômes du mal français. Premier de ces symptômes, on l’a vu, l’autisme territorial d’un Etat qui autorise pour une cinquantaine de milliards de nouvelles infrastructures régionales de transport ferroviaires pour l’Île-de-France en une décennie mais d’une autre main étrangle les services ferroviaires sur l’ensemble du Massif central qu’il s’agisse du réseau, dont il est propriétaire, ou du subventionnement des trains d’équilibre.
La désorganisation quasi-anarchique du secteur ferroviaire français
Second symptôme révélé par le projet Railcoop : la désorganisation quasi-anarchique du secteur ferroviaire français causée par les choix qu’a opérés l’Etat dans le cadre de la déréglementation (limitée) du ferroviaire imposée par l’Union européenne.
Sur les relations nationales, plutôt que de lancer des appels d’offre sur des groupes de lignes, qui eussent pu rassembler relations à grande vitesse radiales naturellement rentables et relations classiques interrégionales d’aménagement du territoire sur le modèle de la délégation de service public, les gouvernements français ont scindé le système en trois blocs d’inégale importance : les relations TER déléguées par les régions dans le cadre de conventionnement avec subventions et cahier des charges ; les relations « nationales » (en fait radiales) ouvertes à la libre concurrence ou accès libre (« open access ») dont sans aucune contrainte de service public ; un reliquat de lignes dites « d’équilibres du territoire » ou Intercités, déléguées par l’Etat sous conventionnement et subventionnement après appel d’offre.
Railcoop n’avait pas le choix. L’Etat refusait de rétablir un conventionnement sur les relations est-ouest par le Massif central comme sur maintes autres relations transversales du type Lille-Strasbourg par Charleville, Nancy-Méditerranée par Culmont-Chalindrey, Dijon et Lyon, l’Etat français étant désormais pathologiquement parisien. Railcoop eût pu soumissionner et sa difficulté eût été bien moindre qu’en accès libre si une convention Intercités Lyon-Bordeaux avait intégré une aide de l’Etat moyennant contraintes sur l’offre.
Carte de projets de liaisons voyageurs envisagés par Railcoop, en concertation avec ses nombreux sociétaires. Y figurent des collectivités ayant souscrit à son capital. Il convient d'y ajouter désormais Lyon Métropole et la ville de Lyon. (Doc. Railcoop)
Par ailleurs, Railcoop ne pouvait pas prétendre à soumissionner à un appel d’offre régional puisque lui non plus n’existe pas, les régions n’ayant pas compétence à étendre leurs services au-delà de leurs frontières (ou de la gare « frontalière » la plus proche), ni les moyens, et aucune initiative bi-régionale n’ayant été entreprise (Nouvelle Aquitaine-Auvergne-Rhône-Alpes dans le cas présent) pour rétablir une liaison Lyon-Bordeaux par mutualisation de services TER permettant un service de bout en bout. Au demeurant, les effets de frontières entre les services ferroviaires de certaines régions mitoyennes deviennent souvent plus problématiques qu’entre la France et ses pays voisins.
L’absurde segmentation de la tarification et de la billettique
Et même quand Railcoop aura enfin lancé ses services Lyon-Bordeaux, l’absurde segmentation de la tarification et de la billettique entre TER et services en libre accès, empêchera l’établissement de titres de transport mixtes uniques permettant de jongler avec les correspondances TER autour du nouveau service transversal. Il faudra une bonne dose de motivation pour effectuer un parcours Moulins-Limoges ou Clermont-Ferrand-Périgueux par emprunt de TER Auvergne-Rhône-Alpes puis service Railcoop alors que les guichets TER n’auront aucune raison de délivrer de billets mixtes.
En accès libre à ses risques et périls comme pour son projet de liaison voyageurs Lyon-Bordeaux, Railcoop a lancé un service de fret au départ de Capdenac vers Toulouse. La première mouture, sous la forme de rame à composition fixe pour transport de produits destinés aux PME de la région, a dû être modifiée grâce à l'obtention d'un transport de bois.
Railcoop aura-t-il les reins assez solides pour placer des distributeurs de billets à sa marque dans les gares satellites autour du parcours de ses trains (Clermont-Ferrand, Vichy, Nevers, Moulins, Saint-Etienne…) ? La solution pourra passer par l’Internet, mais on sait que ce système exclut une partie notable de la population, surtout dans les petites villes. Seule la délivrance de billets à bord sans surtaxe pourra éviter de devoir acheter son billet au moment de la correspondance, palliant ce vice structurel porté par le système français… mais au prix d’une lourdeur supplémentaire dans l’exploitation.
L’incapacité à organiser les services collectifs dans ses territoires est caractéristique de l’organisation géo-administrative française. Entre d’une part la région capitale et accessoirement les grandes métropoles, et d’autre part le pays absurdement qualifié de « périphérique » (mais statistiquement majoritaire), la raideur bureaucratique alliée au laisser-faire marchand aura accouché d’un divorce que le secteur ferroviaire illustre jusqu’à l’absurde. Railcoop, émanation directe de la société civile et des territoires sur les principes de la coopération chers à Jaurès, mène le combat de David face à Goliath.