Contrat de « performance » au rabais, mutisme pré-électoral : le réseau ferroviaire français dans un trou noir politique
Pas de ministre des Transports dans le premier gouvernement du second mandat Macron ; un contrat de performance Etat-SNCF Réseau unanimement critiqué et pourtant signé en catimini à quatre jours du premier tour de la présidentielle en avril ; un silence quasi-total des partis sur les transports et le ferroviaire en particulier durant la campagne des législatives : le train, pourtant présenté comme le pivot d’un système de transports vertueux et économe en énergie semble tombé dans le trou noir du non-dit politicien malgré la nomination d’un Premier ministre, Elisabeth Borne, une polytechnicienne dont l’itinéraire professionnel est notamment passée par la SNCF et la présidence de la RATP.
Environnement, équité territoriale : la question du transport est pourtant centrale
La majorité sortante d’Emmanuel Macron n’a jamais publié de programme détaillé en matière de transport, pas plus que le président réélu lui-même durant sa campagne. Pourtant la question est centrale tant en matière environnementale qu’en matière d’équité territoriale dans une France éclatée entre une métropole centrale hyper-favorisée en matière de transport ferroviaire, des métropoles à la traîne et une large majorité de départements dont le principal - voire le seul - outil de mobilité est la route.
Pour être objectif, il convient de noter qu’une politique d’équilibre territorial par relance du réseau ferroviaire n’a quasiment été prônée par aucun candidat ou parti durant les deux campagnes électorales, présidentielle et législative. Le non-dit de la France jacobine est décidément puissant.
Sortie de la gare d'Aigues-Mortes en direction du Grau-du-Roi sur la ligne en provenance de Nîmes Saint-Césaire. On aperçoit le tablier du pont-tournant permettant le passage des bateaux du canal du Rhône à Sète. Cette section est en cours de rénovation avec un large financement régional mais l'offre voyageurs est largement sous-dimensionnée malgré l'importance touristique des stations de la côte et des localités de la périphérie de Nîmes. Quant au fret, il a disparu malgré l'exploitation des Salins du Midi. ©RDS
S’il est vrai que le dernier Premier ministre du premier quinquennat Macron, Jean Castex, avocat reconnu du ferroviaire, a promis une régénération massive du réseau, son mandat se sera achevé par la signature d’un contrat de performance qui a déchaîné les critiques. Au point que sa signature formelle n’a été révélée qu’au bout d’un stupéfiant délai plus de deux mois : son paraphe du 6 avril n’a été annoncé par le ministère de la supposée « Transition écologique » que le 8 mai.
2,8 milliards d’euros chaque année, mais seulement pour la régénération
Ce texte, établi avec deux années de retard, prévoit d’investir 2,8 milliards d’euros chaque année jusqu’en 2030 pour la régénération du réseau (en fait le contrat court théoriquement de 2020 à 2030). En revanche, il passe sous silence sa modernisation, qu’il s’agisse de mettre en service des commandes centralisées, investissements à la forte rentabilité, ou de l’extension du système européen de gestion du trafic ferroviaire, cette signalisation en cabine standardisée dont les niveaux supérieurs permettent une augmentation significative des flux à infrastructure égale.
Les responsables politiques et techniques du ferroviaire avaient vertement dénoncé ce « contrat de performance » Etat-SNCF Réseau avant même sa signature. Evidemment inspiré par les hiérarques du ministère des Finances dont l’hostilité au ferroviaire supposément dispendieux (mais dont les économies à terme sont systématiquement passées sous silence) est proverbiale, ce contrat a aussi été stigmatisé par de nombreux observateurs indépendants et journalistes, en particulier la rédactrice en chef du groupe Vie du Rail. Bien sûr, d’innombrables voix de cheminots, individuelles ou syndicales, se sont jointes à ce concert de protestations.
Aperçu de l'état du service public du transport ferroviaire sur la ligne Béziers-Neussargues, anciennement parcourue par des trains de nuit et de jours à longue distance, aujourd'hui desservie de bout en bout par un seul aller-retour intercités Béziers-Clermont-Ferrand conventionné par l'Etat. Ici l'ancien bâtiment voyageurs de Ceilhes-Roqueredondes, à la limimte de l'Hérault et de l'Aveyron. Le service est réduit à un abri-bus de capacité minimale. ©RDS
Parmi les premiers avis négatifs on note celui de Bernard Roman, président de l’Autorité de régulation des Transports (ART). Celui-ci avait jugé devant le Sénat qu’il s’agit d’un simple « contrat d’assainissement financier » derrière lequel « il n’y a aucune ambition industrielle », un « un contrat de performance qui est finalement le contraire d’une performance ». Dans le même sens on relève les critiques de Carole Delga, présidente de Régions de France, le syndicat qui réunit les collectivités régionales, des responsables de la commission de l’Aménagement du territoire et du Développement durable du Sénat, ou encore de Patrick Jeantet, ancien PDG de SNCF Réseau. Son successeur en poste, Luc Lallemand, a même reconnu devant les sénateurs que ce texte « n’est pas un contrat qui organise le doublement des trafics », condition indispensable pour atteindre les objectifs de décarbonation. « Un coup d’accélérateur serait pertinent », avait-il ajouté.
Djebbari assurait qu’une deuxième étape était en vue
Rappelons que la régénération du réseau est déjà pour partie assurée par des péages parmi les plus élevés d’Europe, et par la participation de plus en plus massive voire exclusive, des régions dont les ressources en la matière ne sont pas suffisantes, le réseau ferré appartenant toujours à l’Etat avant d’éventuelles cession de gestion ou de propriété aux régions, récemment permises par la loi.
Le ministre de tutelle de la SNCF Jean-Baptiste Djebbari, réalisant l’impact négatif que ce contrat dont le contenu avait été annoncé avant la saison électorale, avait reconnu qu’il conviendrait, dans un second temps, « d’engager la suite », en particulier pour la mise en service de commandes centralisées régionales pour pouvoir « avoir d’ici 2030 deux fois plus de passagers par le train ». Mais, depuis, M. Djebbari n’a pas encore trouvé de successeur.
Gare de Saint-Marcellin, sur la ligne Valence-Moirans (Grenoble). L'électrification et la remise à double voie sur une partie du parcours ont été largement financées par la région ex-Rhône-Alpes, qui pratiquait à l'époque une politique offensive en matière ferroviaire. La gare de Saint-Marcellin, dotée de trois voies à quai, est desservie par les TER Valence-Annecy/Genève et par les TER omnibus Saint-Mercellin-Grenoble. ©RDS
Pour Marie-Hélène Poingt, rédactrice en chef au groupe Vie du Rail/Ville, Rail & Transports, l’annonce cette signature pré-électorale est « sidérante » : « En plein procès de la catastrophe de Brétigny, alors que l'accusation - qui défend les intérêts de la collectivité nationale, donc de l'Etat -, se demande si la SNCF n'a pas fauté par manque de maintenance, on apprend que l'Etat a signé, en catimini, le contrat de performance de SNCF Réseau ».
« Experts, députés, sénateurs, associations, syndicats ont demandé la réécriture du projet, qui allie vue courte, absence d'ambition et stupéfiantes impasses, comme le report à plus tard de la modernisation des postes d'aiguillage, une des clés du système », dénonce-t-elle sur son compte Linkedin. « L'Etat n'en a eu cure. SNCF Réseau ne pourra donc pas moderniser ses installations ni régénérer suffisamment vite les voies ferrées, dont la moyenne d'âge tourne autour de 30 ans », poursuit-elle.
Le départ de deux dirigeants de SNCF Réseau pourrait être lié au « contrat »
Estimant que le gouvernement « n’est pas fier » de la signature de ce document puisqu’il l’a cachée deux mois durant, la journaliste estime que la faiblesse démontrée par la SNCF, qui a accepté de signer, « n’aide pas le ferroviaire ». Elle relève néanmoins que les départs annoncés de deux dirigeants-clé de SNCF Réseau, Matthieu Chabanel, directeur général délégué Projets, Maintenance, Exploitation, et Guillaume Marbach, directeur général adjoint pour l’Ile-de- France, tous deux X-Ponts, pourraient être lié à l’étranglement financier du gestionnaire d’infrastructure perpétré par l’Etat.
En interne, les réactions continuent d’abonder depuis l’annonce de la signature de ce contrat de performance qualifié par de nombreux cheminots, quel que soit leur niveau hiérarchique, de « contrat de sous-performance ». Tel chargé de mission Infralog SNCF écrit : « Il y a de plus en plus de fausses économies prises par des décideurs qui n’ont pas la vision du long terme, puisqu’ils raisonnent sur la durée de leur poste. »
Un directeur honoraire de l’entreprise publique abonde : « Ne pas moderniser les postes d’aiguillage en les regroupant comme c’était prévu, ne pas étendre ERTMS, c’est ne pas vouloir que le réseau français joue son rôle important de noeud stratégique pour le ferroviaire européen ! Je suis surpris de n’avoir vu aucune réaction de la FIF (Fédération des industries ferroviaires, NDLR) ou de la SNCF, et qu’il n’y ait pas plus de démissions à la tête de SNCF Réseau. »
L’Italie va investir 31,7 milliards d’euros en cinq ans, et électrifier massivement
A l’évidence, les moyens mis par l’Etat français dans ses chemins de fer restent très en-deçà de ceux des pays voisins. Sans même évoquer l’Allemagne, pour ne blesser personne, la comparaison avec l’Italie est accablante.
Alors que le contrat de performance français 2020-2030 prévoit 2,8 milliards d’euros annuels, le contrat de programme passé entre l’Etat italien et RFI, son gestionnaire d’infrastructure ferroviaire, prévoit plus de 6 milliards d’euros par an pour la période 2022-2026, soit un total de 31,7 milliards d’euros. Or le réseau italien totalise 16.782 km de lignes contre environ 29.000 pour le réseau français. Certes ce programme inclut 20,1 milliards d’euros pour l’amélioration des grands axes et corridors, dont une partie pour d’éventuelles lignes nouvelles alors que la France prévoit à ce titre des participations d’Etat pour les lignes nouvelles titrées sur d’autres comptes que le contrat. Mais l’Italie prévoit 3,6 milliards pour la seule signalisation ERTMS et 2,3 milliards pour la modernisation des voies et leur électrification.
Gare Saint-Charles, à Marseille. Le hall a été considérablement étendu (à d. sur la photo) mais la liaison avec Aix-en-Provence, pourtant incluse dans la même métropole, ne sera électrifiée qu'à l'économie malgré son notoire caractère suburbain. Le dégagement du gabarit électrique sous les tunnels et les ponts n'avait pas été inclus dans les récents travaux de régénération de la voie... ©RDS
Concernant l’électrification, l’Italie affiche déjà un taux de lignes sous caténaires de 72 % à 12.065 km. Le contrat de programme prévoit d’en électrifier 1.800 km supplémentaires, portant ce taux à 83 % alors que les projets d’électrifications en France sont actuellement quasiment au point mort excepté un tronçon supplémentaire de Paris-Troyes. Dans la banlieue de Marseille, SNCF Réseau en est réduite à concevoir une électrification « frugale » sur la ligne d’Aix-en-Provence faute de budget pour abaisser le plan de voie dans la dizaine de tunnels traversés afin de dégager le gabarit électrique… alors que la voie a été refaite récemment mais sans prévision d’électrification complète. Des caténaires seront donc installées dans les seules stations, imposant l’usage de matériel roulant spécifique doté de lourdes batteries, source de coûts supplémentaires et de rigidité dans l’exploitation.
Le réseau ferré national historique a déjà été amputé de moitié
Le contrat de (sous) performance conclu entre l’Etat et SNCF Réseau ne fait que poursuivre une politique ferroviaire malthusienne aux dépens de territoires déjà largement abandonnés par le service public. Rappelons que les réseaux ferroviaires français ont atteint un cumul de 65.000 km au début des années 1930 réseau national et réseaux départementaux inclus, ces derniers ayant atteint quelque 15.000 km. Ils n’affichent plus aujourd’hui que 29.000 km, dont 2.814 km de lignes à grande vitesse récemment construites. Le réseau classique a donc été réduit de quelque 50.000 km à environ 26.000 km, soit une déflation d’environ 50 % et cela presque exclusivement aux dépens des lignes régionales et/ou transversales. Les réseaux départementaux, eux, ont totalement disparu à de rarissimes exceptions près (Corse, reliquat d’antennes fret…).
Entre Laqueuille et Ussel. Cette voie ne voit plus passer de trains depuis 2014. L'Etat et le gestionnaire d'infrastructure ont préféré laisser dépérir 40 km de voie unique plutôt que d'assurer sa maintenance. Les liaisons transversales à longue distance Lyon-Clermont-Ferrand-Brive-Bordeaux ont donc été interrompues. La France des "territoires" est priée de circuler sur la route: il n'y a rien à voir du côté du rail. (Doc. Christian Jobst, https://railwalker.de)
Dans les trois régions Auvergne-Rhône-Alpes, Occitanie et Provence-Alpes-Côte d’Azur, ont été interdites à la circulation durant la seule dernière décennie : Boën-Thiers (interrompant la relation Saint-Etienne-Clermont-Ferrand), Laqueuille-Ussel (interrompant une des relations Lyon-Bordeaux), Oyonnax-Saint-Claude (interrompant la relation entre le Haut Jura et Lyon), Sain-Bel-Courzieu, Alès-Bessèges, Séverac-le-Château-Rodez (interrompant la relation Millau-Rodez), Limoux-Quillan, Montréjeau-Luchon, Tarbes-Bagnères…
Si la région Occitanie, dans le sillage de l'ancienne région Midi-Pyrénées, engage des commes importantes dans la rénovation et la réouverture de lignes (Alès-Bessèges, Montréjeau-Luchon, Limoux-Quillan, Tarbes-Bagnères), il n'en va pas de même d'Auvergne-Rhône-Alpes qui reste en retrait sur Boën-Thiers (études préliminaires en cours) ou Sathonay-Trévoux (consternant projet de conversion routière pour bus à haut niveau de service sur une ex-voie unique...).
Quelque 9.000 km de lignes de desserte qualifiée de plus ou moins « fine » en fonction du degré d’abandon dont elles ont été victimes seraient menacées dans leur intégrité, soit entre le quart et le tiers du réseau historique subsistant.