Neutralisation de Saint-Claude-Oyonnax depuis fin 2017 : un concentré de l'abandon des populations périphériques
La section ferroviaire de 30,7 km reliant Saint-Claude (Jura) à Oyonnax (Ain) a été fermée à tout trafic le 10 décembre 2017. Elle avait été mise en service le 10 juillet 1889 dans la logique d’une transversale nord-sud suivant l’axe de plissement dominant du massif du Jura, reliant Andelot sur la radiale internationale Paris-Vallorbe/Pontarlier, à La Cluse sur la ligne Bourg-en-Bresse-Bellegarde, devenue élément de la radiale Paris-Genève exploitée par TGV.
Cette fermeture, à moins de 15,5 km à vol d’oiseau de la frontière de la Suisse, pays dont le réseau régional est l’un des plus denses au monde, illustre le mépris de l’Etat central français face aux besoins de services des territoires « périphériques », sa conception obstinément monocentrée sur Paris du réseau ferroviaire français et la faiblesse financière des régions, déchirées entre leur manque de ressources et la défausse régulière sur elles de charges par l’Etat jacobin. Elle renvoie les voyageurs sur la route et interdit, dans une région pourtant encore industrielle, tout transfert de la route au rail.
L’intercommunalité de Saint-Claude : 20.000 habitants, l’industrie du bois et de la plasturgie
Saint-Claude est la troisième commune la plus peuplée du département du Jura avec 9.700 habitants. La cité abrite le siège de l’intercommunalité du Haut-Jura qui compte un peu plus de 20.000 habitants et vingt-deux communes. Elle est réputée pour son industrie du bois et de la pipe, toujours active, abrita une industrie du diamant et, de nos jours, des entreprises de plasturgie.
Vue de la gare de Saint-Claude. Jadis gare de passage avec quelques circulations voyageurs Morez-Lyon, elle est depuis fin 2017 une gare terminus pour des services TER exclusivement orientés vers le nord (Andelot, Dole, Besançon, Dijon). Vers le sud (Oyonnax, Bourg et Lyon) il faut passer par l'autocar avec une ou deux ruptures de mode. Pourtant, la ville est à égale distance de Besançon et de Lyon: 147 km. (Doc. Wikipedia/Digilap')
La ville n’a pas perdu sa gare mais, depuis fin 2017, est devenue un cul-de-sac ferroviaire puisque plus aucun TER ne circule vers le sud. Seuls les TER Bourgogne-Franche-Comté la desservent depuis et vers Andelot et au-delà vers Mouchard, jonction avec l’axe du pied du Jura Franois-Saint-Amour, voire Dole, jonction avec l’axe Paris-Dijon-Besançon. Le soir, depuis Saint-Claude, une circulation TER poursuit jusqu’à Besançon. A l’horaire 2022, aucun TER n’est tracé jusqu’à Dijon.
Vers le sud, toutes les relations sont transférées sur route. Or Saint-Claude n’est distante que de 147 km de Lyon, métropole particulièrement attractive pour les habitants du Jura et de 82 km de Bourg-en-Bresse, toutes deux dans la région voisine Auvergne-Rhône-Alpes mais sans offre ferroviaire continue. Côté nord et région Bourgogne-Franche-Comté, Saint-Claude est distante de 147 km de Besançon, de 185 km de Dijon et de 500 km de Paris, avec offre ferroviaire sur tout le parcours.
Saint-Claude a perdu son TER vers Lyon et vient de perdre son guichet du fisc, renvoyé à Lons-le-Saunier
Saint-Claude vient de voir fermer par la DGFiP son service des impôts des particuliers, transféré à Lons-le-Saunier, préfecture du Jura, située à 57 km de Saint-Claude. Saint-Claude et Lons-le-Saunier sont reliées par autocars régionaux Mobigo à raison de trois relations quotidiennes en semaine, certaines aux horaires variables d’un jour à l’autre avec fréquence encore plus squelettique en fin de semaine, ce qui donne un horaire parfaitement illisible. Pour couronner le tout, les 57 km sont effectués en 1 h 12 mn, voire 1 h 30 mn, de gare SNCF à gare SNCF moyennant 16 à 22 arrêts intermédiaires. De quoi laisser le temps d’admirer les paysages des gorges de la Bienne et du lac de barrage de Vouglans… ou pousser à prendre sa voiture quand on en possède une et qu’on peut en payer charges et impôts.
Etat des réseaux ferrés en Franche-Comté dans les années 1925. Saint-Claude est située sur la transversale du Haut-Jura reliant l'axe franco-suisse Paris-Vallorbe/Pontarlier au nord et l'axe Paris-Genève par Bourg au sud. La ville n'est plus que le terminus ferroviaire d'une antenne amorcée au nord. Les parcours en trains sont possibles vers Paris, à 500 km. Ils sont impossibles vers Lyon, à 147 km.
Notons que les deux villes furent reliées par une ligne à voie métrique des Chemins de fer vicinaux du Jura de 1898 à 1938 avec des temps de parcours de quatre à cinq heures pour un itinéraire de 68 km à l’exploitation famélique sur une voie rachitique... Un équipement du type des lignes métriques de la Suisse toute voisine eût changé radicalement la donne (lire plus bas). Par ailleurs, une ligne PLM reliant Champagnoles, à 13,7 km au sud d’Andelot, à Lons-le-Saunier (45 km) a fonctionné de 1891 à 1938, année de suspension du trafic voyageurs avant son déclassement en 1953.
Il est symptomatique que la relation ferroviaire au départ de Saint-Claude ne soit maintenue que vers le nord et la Bourgogne-Franche-Comté, alors que le pôle urbain le plus proche et le plus puissant, Lyon, est situé en Auvergne-Rhône-Alpes. La limite entre les deux régions se situe entre Dortan et Lavancia, communes jadis desservies par une gare, à 23 km au sud de Saint-Claude. Deux raisons peuvent expliquer cette préférence : l’appartenance de Saint-Claude à la même région que Dijon et Besançon ; la relation ferroviaire possible avec Paris.
D’importants investissements régionaux ont été consentis par la région Bourgogne-Franche-Comté pour entretenir la section Saint-Claude-Andelot (73 km), dite « ligne des Hirondelles » en raison de son tracé acrobatique à proximité de Morez où doivent rebrousser les circulations. La ligne a été fermée pendant deux mois cet automne pour travaux de modernisation. Une rénovation ponctuelle avait été financée (100.000 €) au printemps 2021 par SNCF Réseau en raison de dégradations dues aux intempéries.
Neuf kilomètres en Auvergne-Rhône-Alpes, 22 km en Bourgogne-Franche-Comté : l’effet mortifère des frontières
On constate donc que les frontières inter-régionales constituent, une fois de plus, un facteur de désintégration du réseau par manque d’autorité arbitrale de la part de l’Etat. La section Saint-Claude-Oyonnax compte 9 km en Auvergne-Rhône-Alpes et 22 km en Bourgogne-France-Comté. Des institutions bien conçues et l’application du principe de subsidiarité impliqueraient que les décisions dépassant les périmètres de collectivités soient assumées par l’autorité supérieure. En matière ferroviaire, la France en est bien éloignée.
Par ailleurs, la non-application du projet de rénovation contenu dans le contrat de plan Etat-région 2015-2020 a eu raison de la ligne Saint-Claude-Oyonnax, qui fut donc fermée après une longue agonie. On notera en particulier que ses gares intermédiaires avaient été fermées à la fin des années 1990, leurs arrêts desservis par un unique aller-retour routier parallèle à la voie ferrée.
Aperçu des voies de la gare d'Oyonnax, terminus depuis l'amputation de la ligne vers le nord et Saint-Claude. La desserte ferroviaire de cette ville de 22.500 habitants est elle-même menacée, selon les associations de défense. Elle n'est desservie que par quelques TER depuis Lyon en antenne depuis l'embranchement de La Cluse, à 13 km au sud, sur l'axe Bourg-Bellegarde par la ligne dite des Carpathes récemment modernisée pour les seuls TGV. (Doc. Wikipedia/B. Prieur)
A l’horaire 1992-1993, cinq arrêts intermédiaires entre Oyonnax et Saint-Claude étaient desservis, parmi lesquels Dortan-Lavancia, « gare frontière » entre les deux régions. En semaine, le service consistait en 4 allers-retours quotidiens dont deux amorcés à Lyon. L’un de ces derniers poursuivait jusqu’à Morez. Le temps de parcours entre Oyonnax et Saint-Claude était de 34 à 38 minutes par train avec cinq à six arrêts intermédiaires. De plus, un aller-retour complémentaire Oyonnax-Saint-Claude était assuré par autocar en 45 minutes.
Huit allers-retours routiers sur un axe de vallée qui voit passer plus de 10.000 véhicules par jour
Aujourd’hui, le service routier de substitution consiste en huit allers-retours en semaine effectués en 36 minutes, cinq allers-retours les samedis et seulement deux allers-retours les dimanches. La route qui relie Saint-Claude à Oyonnax voit passer environ 10.000 véhicules par jour dans une topographie de vallée étroite sur les deux-tiers de son parcours. Il est vrai qu’à une trentaine de kilomètres de Saint-Claude (9.700 habitants), Oyonnax constitue une agglomération plus importante avec 22.500 habitants sur la ville centre et 33.200 habitants dans son intercommunalité du Haut Bugey qui compte 42 communes et dont elle abrite le siège.
Tout trajet Saint-Claude-Bourg ou Saint-Claude-Lyon impose donc non seulement une correspondance mais aussi une rupture de mode avec tous les inconvénients du mode routier sur la régularité des services, sur les conditions d’attente en bord de route et d’absence d’annonce et d’accompagnement, sur le confort – le roulement et la sinuosité des routes n’équivaudront jamais à un bon roulement ferroviaire. A l’horaire 1992-1993, voici trente ans, les rares autorails directs Saint-Claude-Lyon Part-Dieu effectuaient le parcours en 2 h 31 mn avec 18 arrêts intermédiaires par la ligne des Dombes. Aujourd’hui, le parcours est proposé par le site TER de la région Auvergne-Rhône-Alpes entre 2 h 40 mn (une fois par jour) et 3 h 23 mn, avec pour certains deux parcours bus et deux correspondances.
Ce lien bien exploité et équipé ferait sens vers Nantua, Lyon, comme vers Bellegarde, Genève si la ligne des Carpathes était ouverte aux TER
Compte tenu de l’activité économique du secteur et de l’attractivité de la métropole voisine du Grand Lyon (1,4 million d’habitants) et des villes de Bourg-en-Bresse (41.500 habitants) et de Nantua (3.500 habitants), il est évident que la liaison ferroviaire, bien exploitée et équipée, ferait sens. De plus, l’introduction de TER sur la section Nantua-Bellegarde, ligne dite « des Carpathes » actuellement réservée aux seuls TGV Paris-Genève contre toute logique de desserte territoriale, permettrait d’offrir un débouché aux flux en provenance de Saint-Claude vers la métropole helvétique. La distance ferroviaire cumulée Saint-Claude-Genève s’élève à 104,5 km avec détour par Nantua et le sud du massif du Jura, contre 65 km par la route mais qui doit passer par l’itinéraire tourmenté du col de la Faucille qui culmine à 1.320 m d’altitude.
Célèbre viaduc de Cize-Bolozon, sur la ligne Bourg-Bellegarde dite des Carpathes, remise à neuf pour établissement de l'itinéraire Paris-Genève le plus court. Mais aucun TER n'y est admis... (Doc. Wikipedia/Kabelleger/Gubler/Bahnbilder.ch)
Le rétablissement d’un service TER sur la ligne « des Carpathes » répondrait aussi au juste souci de rapprocher l’ensemble du bassin lémanique, tant suisse que français, du sud du Jura, de l’Ain et au-delà de la Saône-et-Loire (Mâcon). Il permettrait de cesser de réserver cet itinéraire à la rénovation fort coûteuse aux seuls clients éloignés circulant à grande vitesse entre leurs grandes métropoles tout en ignorant les besoins des régions traversées.
Le sort de la ligne Saint-Claude-Oyonnax, emblématique du mépris jacobin pour les « territoires »
La neutralisation de Saint-Claude-Oyonnax est emblématique du profond dysfonctionnement des institutions françaises : hypercentralisation et abandon par l’Etat jacobin des maillages ferroviaires du réseau dont il est exclusivement propriétaire et de son rôle de coordinateur entre régions ; souverain mépris pour les populations « périphériques » renvoyées au mode routier… pourtant accablé de tous les maux par l’écologisme métropolitain ; dilapidation d’un capital patrimonial séculaire dont la valeur est autant monétaire que culturelle ; renvoi aux régions de charges nouvelles (ici la réhabilitation d’un élément du réseau national sur lequel circulent des TER financés par les régions) sans attribution de ressources conséquentes.
Nous renvoyons au contre-exemple de la Suisse, pays tout proche de la Franche-Comté et de Rhône-Alpes avec une vidéo tournée à bord d’un train du réseau Rhätische Bahn dont le lien est donné ci-dessous (1). La voie est métrique, électrifiée en 11 kV, mise en service en 1903, à peu près au même moment et au même écartement que les chemins de fer vicinaux du Jura qui relaient Saint-Claude à Lons-le-Saunier. Les premiers ont été électrifiés, leur voie et leur signalisation sont de haute qualité ; les second ont disparu après avoir été équipés et exploités à l’économie… jusqu’à la faillite. Nous ne parlons pas de comparer avec Saint-Claude-Oyonnax, partie d’un réseau ferré supposément national.
Et les usagers d’Oyonnax redoutent désormais une neutralisation de la courte antenne de 13 km vers La Cluse, avec transfert sur route de toutes les circulations TER, certaines l’étant déjà jusqu’à Bourg-en-Bresse.
Deux modèles institutionnels, deux statuts territoriaux, deux types de respect des droits de leurs populations… deux résultats.
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(1) Vidéo tournée à bord d’un train Landquart-Dissentis, en Suisse, contre-exemple frappant du traitement des territoires par rapport à la France. Le parcours de l’itinéraire de montagne, le plus édifiant, commence à partir de la minute 30 :