« Via Atlantica Ferroviaire » : Michel Caniaux dénonce le démaillage du réseau et prône un axe régional et européen Alpes-Océan
Un livre, intitulé « Via Atlantica ferroviaire, recoudre la France et unir les Européens », écrit par le spécialiste du chemin de fer et ancien cadre de la SNCF Michel Caniaux, vient bousculer la léthargie jacobine française, le scandaleux isolement de la partie centrale du pays et l’incapacité de la France à s’inscrire dans des logiques continentales de réseaux ferroviaires est-ouest.
La topographie du Massif Central, aggravée par la dramatique hypercentralisation du réseau ferroviaire français (et des institutions du pays), bloque les trafics est-ouest Lyon-Atlantique hors longs contournements par le nord (Paris, Vierzon) ou par le sud (Narbonne). De ce fait, les villes intermédiaires situées sur le parcours latéral Alpes-océan (et plus largement Italie du Nord-ports atlantiques) dans le faisceau situé grosso modo entre les 45e et 47e parallèles sont marginalisées par le réseau ferroviaire. Clermont-Ferrand, Montluçon, Limoges… : leurs liaisons ferroviaires à longues distances se limitent principalement aux liaisons avec Paris, véritable dépendance qui envahit jusqu’aux mentalités des élus. Pire, même certaines relations régionales transversales ont été liquidées par le monopole d’Etat : Montluçon-Lyon, Saint-Etienne-Clermont-Ferrand, Clermont-Ferrand-Ussel en sont les plus criants exemples. (1)
Face à cette situation, l’ouvrage de Michel Caniaux rappelle que depuis une trentaine d’années des associations (Altro, Via Atlantica…) militent pour un remaillage du réseau entre nœud ferroviaire lyonnais et façade atlantique, depuis la Bretagne jusqu’à Bordeaux en passant par Nantes, Saint-Nazaire, La Rochelle. « Via Atlantica ferroviaire » analyse longuement les éléments de projets susceptibles de participer à cet axe transversal, et de le nourrir. (2)
Si la Voie Centre Europe-Atlantique Nevers-Chagny est un prélude à la Via Atlantica, la Transalpine Lyon-Turin bute sur le Massif Central
L’ouvrage souligne en particulier l’importance de la branche sud vers l’Espagne du Grand Projet Sud-Ouest tripode Bordeaux-Toulouse-Dax. Il défend aussi le projet avorté de ligne nouvelle à grande vitesse (mais qui aurait dû être mixte fret-voyageurs) Poitiers-Limoges, élément décisif selon lui d’un enracinement de l’axe central Limoges-Lyon. Il souligne que la voie ferrée « Centre Europe Atlantique » (VFCEA) constitue un « prélude à la Via Atlantica pour le fret et les ports atlantiques ». Mais « il reste 161 km à électrifier entre Nevers et Chagny », un hiatus technique que dénonce par ailleurs la fédération d’associations d’usagers Fnaut. ar ailleurs, le passage par le val de Loire alonge les itinéraires vers la façade atlantique centrale et méridionale.
Schéma résumant le concept de "Via Atlantica" proposé par l'association Altro et publié dans l'ouvrage de Michel Caniaux. Le projet permet d'une part d'alléger d'autres itinéraires nationaux depuis Rhônes-Alpes et l'Italie lombarde (par le Val de Loire vers Nantes, le Languedoc vers Bordeaux) tout en rétablissant des liaisons locales, régionales et inter-métropolitaines à travers le Massif Central. (Doc. Altro)
Côté est, Michel Caniaux relève le paradoxe de la liaison Transalpine Lyon-Turin, avec son tunnel de base international de 57 km entre Saint-Jean-de-Maurienne et Suse mais aussi avec ses voies d’accès depuis Lyon à travers le Bas-Dauphiné et deux tunnels sous les becs nord des massifs de la Chartreuse et de Belledonne. L’ouvrage souligne que côté français les flux qui emprunteront cet axe magistral buteront à Lyon sur ce désert ferroviaire que constitue le Massif Central. Ils seront dirigés soit vers le nord soit vers la façade méditerranéenne.
En l’absence d’une traversée du Massif Central vers la façade atlantique, ses métropoles, ses ports et ses connections avec l’Espagne du nord-ouest, «le corridor européen n°9 censé relier par fer l’Europe centrale à la péninsule ibérique via la France (et le futur Lyon-Turin largement financé par le budget commun européen) « s’arrête brutalement sur sa lancée pour faire une virage à 90° arrivé à Lyon », écrit Michel Caniaux, qui ajoute : « Il plonge alors vers la Méditerranée (…) et se transforme ainsi en axe nord-sud laissant inachevé un axe est-ouest européen indispensable à la structuration du continent, et ne permettant pas à Lyon d’échapper au vide ».
Relier les deux corridors fret européens Algésiras-Mayence et Barcelone-Europe centrale
Du côté atlantique, le corridor européen issu de l’Espagne de l’ouest remonte d’Algesiras à Mayence. « Pour créer cette grande transversale européenne Via Atlantica, il suffit de relier ces deux corridors et d’achever de charpenter le continent par la poutre porteuse Bilbao-Bordeaux-Limoges-Lyon-Turin rejointe par d’autres branches ». En l’absence de relation latérale entre eux, « ces corridors sont donc incomplets et inachevés ». Michel Caniaux en appelle donc à une mobilisation pour peser sur la révision des Réseaux de transport européens.
Le Lyon-Turin, estime Michel Caniaux, « a son utilité à condition de le placer dans de bonnes perspectives et de ne pas brider en ignorant, en occultant, sa continuité naturelle vers l’Atlantique ». Concernant ses autres fonctions, il relève que Milan-Paris enregistre un gain de 70 km via la Suisse par rapport au Lyon-Turin soit un gain d’une heure et trente minutes pour le fret ». La Via Atlantica serait donc pour les italiens « une autre ouverture à d’autres perspectives que Paris » et son noeud ferroviaire aussi excentré que sursaturé.
Carte des grands axes européens. Contrairement aux Alpes, percées dès le XIXe siècle par des tunnels de faîte (Brenner, Gotthard, Lötschberg, Mont-Cenis...) doublés ces dernières décennies par des tunnels de base, le Massif Central apparaît sur la carte comme le désert ferroviaire de l'ouest du continent. L'Etat français centralisateur a tout fait pour liquider ses lignes transversales. On note que la Transalpine reliant Turin à Lyon vient buter à l'ouest de la vallée du Rhône. Ses flux devront passer par le nord ou le sud, affaiblissant son rôle de maillon est-ouest. (Doc. Transalpine)
Reste que l’ouvrage ne comporte guère de considérations techniques sur la traversée du Massif Central, qu’on imagine s’opérer par ses marches septentrionales. Les divers schémas inclus dans l’ouvrage indiquent que l’option nord est celle qui est prônée par l’auteur, c'est-à-dire par le sud de l’Allier et de la Creuse. Comme la succession de lignes transversales Saint-Germain-des-Fossés-Gannat-Commentry-Montluçon-Guéret-Saint-Sulpice-Laurière (actuellement sans trains de voyageurs de Saint-Germain-des-Fossés à Gannat) comporte plusieurs sections construites à l’économie et à voie unique, une infrastructure nouvelle, au moins partielle, semble devoir s’imposer. Elle a d’ailleurs été conçue au début du XXe siècle par la compagnie du Paris-Orléans, comme Raildusud l’a rappelé dans un article paru en mai dernier (3).
Il a manqué 7 M€ pour maintenir 22 km Laqueuille-Eygurande-Merlines, soit 1/6.500e de l'investissement actuel en ligne ferrées régionales en Ile-de-France
L’autre transversale, reliant Clermont-Ferrand à Ussel et Brive/Limoges par Volvic est coupée depuis 2014. La section de 22 km entre Laqueuille et Eygurande-Merlines a fermé « faute de trouver 7 millions d’euros pour réaliser des travaux afin d’y assurer le maintien de l’exploitation voyageurs », déplore Michel Caniaux. « Les acteurs impliqués, RFF, l’Etat et les régions Limousin et Auvergne n’arriv(ai)ent pas à s’entendre », poursuit-il, « conséquence : Ussel-Clermont-Ferrand, 82 km effectués en car ; la 5e ou 6e puissance mondiale incapable de trouver 7 millions d’euros ! ». Nous ajouterons qu’elle en trouve en revanche 6.500 fois plus, selon nos calculs, pour construire en une grosse décennie les nouvelles infrastructures ferroviaires régionales en Ile-de-France (Grand Paris Express, RER E, tramways, extension du métro central), soit environ 45 milliards d’euros. S’il est une illustration de l’éclatement économique, territorial et politique de ce pays, celle-ci est particulièrement insupportable.
Gare abandonnée d'Eygurande-Merlines (Corrèze). Jadis centre d'une étoile ferroviaire vers Montluçon, Clermont-Ferrand, Ussel et Aurillac, ses derniers trains ont disparu en 2014 avec la suppression du Lyon-Bordeaux en raison du refus de l'Etat d'investir 7 millions d'euros dans l'entretien de 22 km de voie. Cette liquidation brutale d'un patrimoine ferroviaire qui coûta fort cher à ses constructeurs condamne à la fois les relations à longue distance entre Rhône et Atlantique, mais aussi les possibilités de cabotage ferroviaire au nord du Massif Central. (Doc. Corrèze.com)
Depuis 2011, rappelle notre auteur, « ce sont 968 km de lignes qui ont été à nouveau fermées ou, dit-on avec plus de douceur, suspendues, et des réouvertures qui n’aboutissent pas ». Et de s’indigner : « Cette succession de bêtises et de trahisons, c’est l’absence d’un choix en matière de transports depuis huit décennies. Un champ de ruines qui discrédite toute une technostructure qui nous a menés dans cette situation. » Et de fournir des chiffres en forme de réquisitoire. Aujourd’hui en France, 73 % des dépenses transport concernent la route et 7,1 % le rail. Depuis 1996, la longueur totale du réseau routier s’est accrue de 14,5 %, celle des autoroutes de 35 %. Depuis 1996, la longueur du réseau ferroviaire exploité a diminué de 11 % malgré la création de 876 km de lignes à grande vitesse. La tiers-mondisation « en marche », et à marche forcée…
On pourrait imaginer dans un premier temps une réutilisation des lignes existantes ou mises en sommeil : les deux précédemment citées (via Montluçon et via Ussel), en ajoutant à leurs extrémités Poitiers-Limoges (à l’ouest), Commentry-Moulins pour optimiser la liaison avec la VFCEA et Saint-Etienne-Clermont-Ferrand pour celle vers Lyon (à l’est). Mais il est clair que cela ne suffirait pas.
La liaison Poitiers-Nantes par Clisson, principal hiatus pour relier au plus court Via Atlantica à la Bretagne
A l’ouest, l’accélération vers Poitiers pour le fret pourrait s’opérer, afin d’éviter les deux rebroussements à Saint-Sulpice-Laurière et Limoges, par la reconstruction de la section de 35 km Bersac-Le Dorat en Haute-Vienne (n° 604.000 au catalogue du RFN) déclassée pour l’essentiel. Reste au-delà vers Nantes un hiatus ferroviaire de 115 km à vol d’oiseau entre Poitiers et une jonction avec la ligne de Cholet à Clisson (Loire-Atlantique) qui impliquerait une section de ligne nouvelle transversale. Il s’agit du principal vide subsistant dans le maillage entre l’amorce occidentale d'une transversale centrale et les cités de l’Atlantique.
A l’est, nous avons cité la nécessité d’une réouverture de Commentry-Moulins et Saint-Etienne-Clermont pour consolider les capacités du réseau. Mais les déclivités de Saint-Etienne-Clermont comme de Roanne-Saint-Germain-au-Mont d’Or sont défavorables au fret. Une section nouvelle orientée vers la Transalpine paraîtrait nécessaire, avec un tunnel de base sous les Sauvages à l’est de Roanne ou au moins une électrification, en courant continu pour limiter les reprises de gabarit, entre Saint-Germain-des-Fossés et Saint-Germain au Mont d'Or.
Gare de Boën, sur la transversale Saint-Etienne-Clermont-Ferrand, interrompue dans sa partie centrale entre Boën et Thiers et réduite à deux moignons d'extrémités. Cette ligne constituerait pourtant un maillon important pour un bouquet de lignes est-ouest transversant le Massif Central entre Alpes et Atlantique. Elle serait particulièrement adaptée aux trains de voyageurs, même si du fret régional est tout à fait possible, comme autrefois. Pour le fret, l'autre axe central via Roanne souffre comme elle des déclivités importantes de la côte de Sauvages mais elle est à double voie. ©RDS
Restent les sections centrales Gannat-Saint-Sulpice-Laurière et Volvic-Ussel, probablement insuffisantes à terme pour figurer sur le tracé d’un axe à la fois inter-régional et européen, même modernisées, partiellement doublées voire électrifiées. Il conviendrait alors de ressortir des cartons les projets du P-O puis du ministère des Travaux public du premier tiers du XXe siècle. Le progrès passe parfois par de surprenantes idées anciennes tant il est vrai que la qualité des cerveaux humains est loin de suivre une courbe ascendante perpétuelle.
Le tiers-mode français vit entre peur et hypnose parisienne après avoir été saigné de sa population
Nous terminerons en relevant l’analyse faite par Michel Caniaux de la mentalité des élus territoriaux. Fort d’une longue expérience de concertations sur une foule de projets ferroviaires, il note combien l’esprit centralisateur semble avoir désarmé de nombreux représentants des habitants de territoires relégués et désertifiés par le jacobinisme.
Le centralisme français, qui s’est appliqué avec une particulière violence sur les territoires depuis un siècle, a entraîné une sorte d’anesthésie des réflexions sur la constitution des réseaux. « A l’Ile-de-France les travaux, à la province les débats publics », rappelle l'auteur avant de remarquer que « l’aménagement du territoire est systématiquement mis en avant mais se résume à se rapprocher de Paris uniquement... le reste n’existe pas ou présente peu d’intérêt ».
Aujourd'hui ces rails de l'ultime section fret de la ligne Commentry-Moulins sont rouillés. Cet axe ferroviaire reliant les deux principales villes de l'Allier sinistrées, Montluçon et Moulins, a été déclaré fermée voici deux ans par SNCF Réseau. Il permettrait pourtant de relier au plus court les noeuds ferroviaires de Dijon et Limoges via la ligne rénovée Chagny-Nevers sans rebrousser à Saint-Germain-des-Fossés (solution inutilisée au demeurant à ce jour) ou opérer le long détour par Vierzon. (Doc. Wikipedia/Gérard Joyon)
Le tiers-monde territorial français vit donc entre peur et hypnose parisienne. La Creuse, calcule Michel Caniaux, compte 120.000 habitants et 2016 mais en comptait 287.000 en 1851 : « Si la France avait subi un tel trauma démographique nous ne serions plus que 15 millions, c’est dire l’ampleur de la catastrophe ». Dans ce département « super-sinistré », seulement « deux pour cent de ceux qui ont un emploi utilisent le train ou le car pour aller travailler ». Il note que depuis 1975 Roanne a perdu 20.500 habitants, Châteauroux 10.500, Fougères et Saumur 6.000, Brive et Thiers 5.000, Aubusson 3.400 soit la moitié de sa population, Guéret 3.000. Depuis 1968, Montluçon en a perdu 23.000 (ville revenue à son niveau de 1920), Vichy 9.000, Moulins 6.500 (revenue à son niveau de 1880). (4)
Or ces villes seraient positionnées sur un axe européen est-ouest Italie-Atlantique par la Via Atlantica. Le maillage à très longues distances du continent rétablirait ainsi le maillage inter-régional et régional de cette France liquidée par le centralisme idéologique. Reste aux élus de ces villes et provinces à agir, eux aussi.
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(1) On se rapportera en particulier à notre récente étude consacrée au Massif Central :
Deux récents événements viennent rappeler le sort funeste réservé au réseau ferroviaire desservant le Massif Central et ses marches. Le 29 mai, une manifestation s'est tenue à Laqueuille pour exiger la réouverture de la " Ligne des Puys ", fermée au trafic voyageurs entre Ussel et Volvic, condamnant la liaison ferroviaire la plus courte entre Bordeaux et Clermont-Ferrand via Ussel, Brive...
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(2) « Via Atlantica Ferroviaire – Recoudre la France et Unir les Européens » par Michel Caniaux, 275 p., collection « Transport et développement humain », L’Harmattan éd., 28 €, juin 2021.
(3) Lien vers notre article sur l’historique des projets du P-O pour une section nouvelle entre Saint-Germain-des-Fossés et Limoges :
Dans un récent article, Raildusud a évoqué les anciens projets d'une ligne nouvelle destinée à accélérer les liaisons ferroviaires entre Lyon et Bordeaux, relation dont il est abondamment question en ce moment avec le projet de rétablissement par Railcoop de trains directs liquidés par la SNCF.
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(4) Lien vers l'article de Raildusud évoquant à la déflation ferroviaire des villes de l'Allier à l'occasion de la fermeture définitive de Commentry-Moulins:
Voici presque un an, le 24 avril 2019, alors que depuis cinq mois la crise des Gilets jaunes manifestait la colère de la France des périphéries et des " territoires " abandonnés des métropoles, le conseil d'administration de SNCF Réseau validait, sous la signature de son président Patrick Jeantet, la fermeture de la section Commentry-Moulins, partie majoritaire de l'axe ferroviaire structurant du département de l'Allier long de 80,65km reliant Montluçon et Moulins.
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