Le passage ou non des trains de fret sur le chaînon Béziers-Perpignan de la future Ligne nouvelle Montpellier-Perpignan (LNMP) est un enjeu majeur aux yeux de plusieurs associations d’usagers et de défense de l’environnement. A ce jour, le projet de SNCF Réseau prévoit de ne réserver cette section d’environ 92 km (Béziers-Rivesaltes exactement) qu’aux trains de voyageurs à grande vitesse, excluant le fret. Il s’agit d’économiser, en particulier, le percement d’un tunnel sous les Corbières grâce à un tracé acceptant des déclivités importantes. Ce concept reviendrait à créer une section interdite aux trains de marchandises au centre d’un chapelet de lignes mixtes fret-grande vitesse reliant Barcelone à Nîmes.
Quatre associations ou fédérations, qui ont donné une conférence de presse sur le sujet le 4 juin, dénoncent le projet de SNCF Réseau de section exclusivement grande vitesse entre Béziers et Rivesaltes. Il s’agit de la Fnaut-Occitanie, de France-Nature Environnement Languedoc-Roussillon, de la Coordination régionale inter-associative pour la LNMP et de l’Asseco-CFDT, association de consommateurs liée à la confédération de syndicats de salariés. Elles estiment que la mixité de la LNMP doit être assurée de bout en bout, pour des raisons d’engorgement et de fragilité de la ligne classique, de sécurisation de l’axe grâce à un doublet ouvert à toutes les circulations, et de protection de l’environnement grâce à un tunnel sous le Corbières en cas de mixité de la ligne nouvelle.
Montpellier-Béziers en mixité à l’horizon 2030, Béziers-Rivesaltes sans fret à l’horizon 2040
Le projet de LNMP est long de 150 km, auxquels il faut ajouter 30 km de raccordements : au nord de Béziers, à Narbonne et à Rivesaltes avec deux raccordements croisés. Il est prévu de le réaliser en deux phases : Montpellier-Béziers dans un premier temps à l’horizon 2030 ; Béziers-Rivesaltes Perpignan à l’horizon 2040. L’objectif est d’augmenter la capacité, la fiabilité et d’obtenir des gains de temps de cet axe à la fois régional, inter-régional et international, fret et voyageurs. La ligne nouvelle est inscrite parmi les priorités retenues par l’État dans la Loi d’Orientation des Mobilités de 2019. Le projet fait l’objet d’une concertation depuis le débat public en 2009. Une dernière phase, sous l’égide de garants Centre national du débat public, a eu lieu du 2 novembre 2020 au 15 janvier 2021.
Pour l’instant, le projet de SNCF Réseau ne prévoit la mixité des circulations – fret et voyageurs – qu’entre Montpellier et Béziers, renvoyant les trains de fret sur la ligne classique entre Béziers et Rivesaltes. Seule la courte section passe-Perpignan courant de Rivesaltes à la jonction avec la ligne Perpignan-Barcelone au Soler est prévue pour la mixité. Pourtant, la mixité sur la totalité du parcours semble capitale pour affronter à la fois l’augmentation projetée du trafic fret et le report modal des voyageurs de la voiture au train.
Si ce projet était réalisé tel quel, les trains de fret devraient continuer de circuler sur la ligne classique qui traverse la plaine de l’Aude et les étangs, à proximité de la mer. Entre Béziers et Rivesaltes, le projet de SNCF Réseau repose donc sur l’exploitation intensive de la ligne existante, réservant la ligne nouvelle aux seuls TGV. La ligne classique devrait donc supporter tous les trains de fret, tous les TER, et, entre Béziers et Narbonne, les Intercités et les TGV « caboteurs ». Or elle est fragile et sa saturation menace à terme.
La ligne classique est fragile, tant pour la traversée de la plaine de l’Aude (inondations) que pour celle des étangs (corrosion)
Entre Béziers et Perpignan, la ligne classique traverse en particulier la plaine de l’Aude et les étangs de Bages et de Leucate au niveau de la mer. Les associations expliquent qu'elle connaît des difficultés de circulation lorsqu’il y a beaucoup d’embruns à cause des forts vents de mer : problèmes de patinage pour les trains de fret, de captage de courant, contraignant à faire passer un train graisseur qui charge le programme des circulations.
Malgré des travaux récents de renforcement des protections, les opérations de gros entretien sont plus lourdes et fréquentes dans ce secteur des étangs. Dans cette partie très humide, la plateforme doit être périodiquement renforcée et, du fait de la corrosion due à l’air marin, l’usure des rails est rapide : la voie doit être renouvelée à peu près tous les 15 ans au lieu de tous les 35 ans en moyenne sur les lignes classiques chargées du réseau.
Circulation fret de l'opérateur ECR, filiale de la DBAG allemande, au sud de Narbonne à travers l'étang de Bages. L'interdiction du fret sur la section de ligne nouvelle prévue dans l'arrière-pays contraindrait tout le trafic à traverser des zones humides, ventées et aux sous-sols instables. (Doc. ECR)
Entre Béziers et Narbonne, la cligne classique est vulnérable aux inondations de la plaine de l’Aude, qui peuvent entraîner des interruptions de trafic lors des fortes pluies d'intersaisons propres au climat méditerranéen.
Préparer le report sur rail du très important fret routier France-Espagne
Le projet de SNCF Réseau induit que la ligne classique sera chargée de tout le trafic fret entre Béziers et Rivesaltes. Or ce transport de marchandises par rail, surtout sur cet axe, est promis à un forte croissance. On compte déjà le trafic intérieur français à partir du Boulou (plateforme rail-route), de Perpignan Saint-Charles, de Port-la-Nouvelle…
Aperçu d'un trafic moyen sur l'A709, section de l'ancienne A9, récemment doublée par une autre autoroute à deux fois trois voies. Douze voies à environ 550m de distance sur 6km entre Montpellier et la mer. Le trafic poids-lourds est considérable sur cet axe circumméditerranéen, englué dans un trafic d'autombiles particulières à courte distance considérable, sans compter les flux touristiques saisonniers, massifs. ©RDS
Sur les plus longues distances, le fret ferroviaire international va se développer fortement. Le basculement du trafic fret France-Espagne de la route au rail est devenu impératif, au vu du trafic de poids-lourds sur l’autoroute A9. Le flux fret routier transpyrénéen est considérable, bien supérieur à celui traversant des Alpes françaises. Côté Languedoc (Occitanie), le seul col du Perthus voyait passer en 2017 quelque 44,95 millions de tonnes de fret routier par an dans 3,2 millions de poids-lourds, soit plus que le trafic routier de tous les axes traversant les Alpes françaises réunis (Mont-Blanc, Fréjus, Vintimille). Or la liaison ferroviaire France-Italie va bientôt être doublée grâce au tunnel de base sous le Fréjus et à ses lignes d’accès, l’ensemble étant prévu pour des trafics mixtes fret-voyageurs.
L’Espagne installe des voies à l’écartement UIC pour favoriser le fret ferroviaire vers le reste du continent
Sur la LNMP, la problématique fret est donc aussi importante, voire plus importante, que la problématique voyageurs, l’axe routier parallèles étant proche de la saturation en raison du trafic poids lourds. Or l’Espagne effectue une mise à l’écartement UIC (1,435 m) de nombreuses lignes à écartement ibérique (1,668 m) pour favoriser les échanges ferroviaires avec le reste du continent. Elle compte de nombreux ports desservis par le rail (Valence, Tarragone, Barcelone…), autant de sources de trafics à longue distance en croissance dès à présent (4 à 5 trains de fret supplémentaires ces derniers mois). Pourtant, côté français, l’absence de mixité sur le maillon Béziers-Rivesaltes de la LNMP constituerait un hiatus contre-productif entre deux lignes nouvelles mixtes fret-grande vitesse : Manduel-Montpellier-Béziers au nord, Perpignan-Tunnel du Perthus-Figueras-Barcelone et au-delà au sud.
Carte des corridors européens fret traversant la France. On remarque que le couloir méditerranéen reliant l'Espagne de l'est à la France et au-delà vers l'Italie, l'Allemagne, le Benelux concentre une multitude de flux. L'absence de mixité sur la LNMP entre Béziers et Rivesaltes reviendrait à soumettre cet axe essentiel aux aléas d'une section classique parmi les plus fragiles des France. (Doc. NCF Réseau)
Or la réserve de capacité de la ligne classique est insuffisante pour permettre un report de la route vers le rail permettant d’inverser la tendance et de répondre aux enjeux de transition énergétique, de pollution et de santé publique. Cette objection est d’autant plus valable pour la sous-section Béziers-Narbonne de la ligne classique, chargée d’un surcroît de trafic entre le Sud-Ouest et le Sud-Est de la France : fret, TER, Intercités actuellement inaptes à circuler à plus de 160 km/h...
Tout développement du fret France-Espagne, fortement souhaitable, engorgera inévitablement la ligne classique entre Béziers et Narbonne, voire Rivesaltes, si la ligne nouvelle n’est réservée qu’aux trains de voyageurs à grande vitesse. En conséquence, le développement du transport régional de voyageurs sur la ligne classique en sera d’autant limité.
Avec la mixité, les Basses-Corbières seraient traversées en tunnel, limitant l’impact environnemental
Autre élément, celui de l’environnement : un tronçon Béziers-Rivesaltes mixte exigera un tunnel d'un peu plus de 11km sous les Basses-Corbières pour limiter le taux de déclivités de la grande vitesse (35 mm par mètre), inacceptables pour le fret. Or ce passage en souterrain, imposant un surcoût d'environ un milliard d'euros permettra de limiter l’impact environnemental de la ligne nouvelle dans les Basses-Corbières : moins d’acquisition de terres agricoles, moins de bruit, obstacle linéaire moins long. Une version uniquement grande vitesse serait tracée à l’air libre, dotée d’une simple tranchée, induisant un impact environnemental lourd sur le paysage et l’agriculture.
Une mixité complète de la LNMP pourrait convaincre l'UE d'augmenter sa part de financement, actuellement prévue à 20%. Elle évitera aussi le transit du fret par la ligne côtière qui traverse des zones déjà fortement sollicitées par les infrastructures de transport (routes, autoroute…). Cette situation serait aggravée s’il devenait nécessaire d’éloigner la ligne classique du trait de côte en raison d’une hausse du niveau de la mer.
Faisceau de Montpellier Saint-Roch sur la ligne nouvelle du Contournement de Nîmes et Montpellier (CNM). Ses quatre voies à quai (avec réserve pour deux supplémentaires) et ses deux voies passantes constituent actuellement le seul faisceau permettant une régulation en pleine ligne. Les associations demandent qu'une fois poursuivie vers le sud, cette ligne mixte fret-TGV soit dotée de voies de garage dynamiques latérales permettant de fluidifier un trafic aux vitesses hétérogènes. ©RDS
L’association TGV Sud-Territoire Environnement, qui fait partie de la Fnaut-LR, ajoute à la demande de mixité totale la prévision de « garages actifs ». Ces longues sections de voies latérales supplémentaires permettent des dépassements de trains lents par des trains rapides éventuellement sans arrêt complet des premiers. Ils facilitent la gestion du trafic mixte entre des trains de fret à environ 120 km/h et des TGV à environ 300 km/h, voire les TER ou Intercités aptes aux lignes à grande vitesse à environ 220 km/h.
Cette association demande aussi que soient ménagés des liaisons entre ligne nouvelle et ligne classique afin de faciliter les reports de circulations en cas de travaux ou d’interruptions accidentelles.
Une nouvelle ligne de chemin de fer engage l’avenir sur plus d’un siècle
La construction d’une ligne de chemin de fer engage l’avenir pour plus d’un siècle. Par exemple la section de ligne classique Béziers-Narbonne a été mise en service par la Compagnie du Midi en avril 1857 tandis que la même compagnie a mis en service Narbonne-Perpignan en février 1858, voici 163 ans. On mesure combien les choix d’aujourd’hui engagent l’avenir.
Le scénario actuel de SNCF Réseau, estiment les associations, ne peut répondre ni aux enjeux liés à la crise écologique ni à la transition énergétique et peut même aboutir, sous prétexte d’économies de court terme, à la saturation voire au blocage de cet axe ferroviaire pour le fret. Pour mémoire, à l’automne 2019 les circulations ont été totalement interrompues pendant un mois, faute d’itinéraire de détournement, suite à la destruction de la voie par des intempéries au niveau de Béziers.
Aperçu des très importants dégâts causés à la ligne classique par des intempéries et des négligences dans la maintenance des évacuations d'un bassin d'eaux pluviales à Villeneuve-les-Béziers. Un mois d'interruption totale du trafic, sans aucun itinéraire de détournement. ©RDS
La réalisation d’une ligne mixte de bout en bout permettrait d’augmenter la capacité et de sécuriser cet axe ferroviaire, l’un des corridors européens prioritaires et parmi les plus prometteurs pour le fret. Les associations comptent bien obtenir une révision du projet. L’horizon de mise en service de Béziers-Perpignan, dans environ deux décennies, leur laisse un peu d’espoir.