Lyon-Bordeaux : les trois tracés de lignes nouvelles proposés entre 1917 et 1935 pour vaincre le Massif central (Histoire)
Dans un récent article, Raildusud a évoqué les anciens projets d'une ligne nouvelle destinée à accélérer les liaisons ferroviaires entre Lyon et Bordeaux, relation dont il est abondamment question en ce moment avec le projet de rétablissement par Railcoop de trains directs liquidés par la SNCF. Nous manquions, dans notre étude sur les projets non réalisés de la compagnie du Paris-Orléans (1), de précisions sur ce point précis. Nous avons comblé cette lacune grâce à un document d’époque qui résume les hypothèses successives de tracés directs sur le tronçon central de la liaison Lyon-Bordeaux, le plus tourmenté, soit entre Saint-Germain-des-Fossés et Limoges.
Le P-O avait envisagé dans une première étude achevée en 1917 en pleine guerre, de constituer une liaison en partie nouvelle reliant Saint-Germain-des-Fossés à Limoges. Il s’agissait de renforcer le maillage du réseau depuis les ports de l’Atlantique vers l’est, loin du front de guerre. Cette étude fut reprise et affinée entre 1919 et 1935 sous l’appellation générique de « Suisse-Atlantique ». Elle incluait alors des projets de sections nouvelles à double voie, comportant des rayons de courbure supérieurs à 500 m et des déclivités inférieures à 10 ‰. Trois tracés furent envisagés par le P-O en 1917, 1919 et 1935, le dernier sous l’égide du ministère des Travaux publics. Faute de concrétisation, il fut ensuite question d’électrification sur les itinéraires préexistants, signe du souci de renforcement de cet axe de maillage stratégique reliant Lyon à Bordeaux.
Schéma résumant les trois tracés successivement envisagés pour accélérer les liaisons ferroviaires entre Lyon et Bordeaux, sur la partie la plus accidentée du nord du Massif central entre Saint-Germain-des-Fossés et Limoges, soit un linéaire d'environ 240 kilomètres. (Les documents cartographiques de cette étude ont été aimablement transmis par un lecteur collaborateur)
Le tracé du P-O de 1917 était conçu par le sud du Bourbonnais et de la Creuse, celui de 1919 plus au nord
Le projet de 1917 s’amorçait à proximité immédiate de la gare de Saint-Germain-des-Fossés côté nord (évitant ainsi un rebroussement) en plein domaine du PLM concurrent. Il transitait au nord de Gannat qu’il ne desservait pas, franchissait la Sioule en croisant la ligne Gannat-Commentry, croisait la ligne Lapeyrouse-Volvic aux alentours de Gouttières, qui serait desservie en 1931 par une antenne en provenance directe de Montluçon à la vie plus qu’éphémère (fermée aux voyageurs huit ans plus tard !), croisait la ligne Montluçon-Eygurande-Merlines à Auzances, croisait celle reliant Busseau-sur-Creuse à Ussel à quelques kilomètres au nord d’Aubusson, passait par les communes creusoises de Saint-Sulpice-des-Champs, Pontarion, Bosmoreau-les-Mines au nord de Bourganeuf où elle croisait la ligne reliant cette localité à Vieilleville. Elle s’embranchait enfin à la ligne Paris-Toulouse aux Bardys, à 21 km au sud de Saint-Sulpice-Laurière et à un peu moins de 12 km de Limoges Bénédictins.
Ce tracé de 1917 a constitué l’hypothèse la plus méridionale envisagée par la compagnie, et donc la plus hardie puisqu’elle affrontait les reliefs du Massif Central qui vont croissant vers le sud. Le schéma à notre disposition ne détaille pas les éventuels raccordements ou gares de correspondance.
En 1919, juste après la Grande Guerre, le P-O reconsidérait sa position de fond en comble en proposant un tracé nettement plus septentrional, donc dans des zones moins tourmentées. Amorcé un peu plus au nord de Saint-Germain-des-Fossés que le précédent, il suivait plus ou moins la vallée de la Bouble pour transiter au sud de Bézenet, ville minière alors desservie par une antenne de la ligne Montluçon-Moulins et par le réseau départemental à voie métrique. Puis il touchait le sud de Commentry avant de franchir le Cher et la ligne Montluçon-Eygurande-Merlines à Saint-Genest, à égale distance de Montluçon et d’Evaux-les-Bains. De là, le projet de ligne filait jusqu’à Busseau-sur-Creuse (ou Ahun) où elle franchissait la Creuse mais aurait complété l’étoile ferroviaire de cette gare de jonction vers Ussel, Saint-Sulpice-Laurière et Montluçon. Elle rejoignait la ligne Paris-Toulouse au nord de La Jonchère, soit à 26 km environ au nord de Limoges Bénédictins.
Dans les années 1930, le ministère des Travaux publics proposa un itinéraire intermédiaire, avec branchement depuis Montluçon
Une quinzaine d’années plus tard, un dernier projet, mené sous l’égide du ministère des Travaux publics, tentait une demi-mesure entre les deux projets du P-O, sud et nord. Sur sa partie occidentale, entre la zone d’Auzances et Bosmoreau-les-Mines dans la Creuse, il suivait exactement le tracé du projet de 1917. Tout à fait à l’est, sur une quinzaine de kilomètres à partir de Saint-Germain-des-Fossés, il suivait celui de 1919. Il s’en détachait dans la vallée de la Bouble pour transiter par le sud de Lapeyrouse, passait à Montaigut, rejoignait Evaux-les-Bains après avoir franchi le Cher puis remontait la vallée de la Tardes sur sa rive gauche avant de reprendre le tracé de 1917 comme évoqué ci-dessus jusqu’à Bosmorot-les-Mines où il s’en disjoignait pour rejoindre la ligne Paris-Toulouse à La Jonchère, comme le projet de 1919.
Gare abandonnée d'Evaux-les-Bains, au sud de Montluçon, privée de trains depuis 2008 alors qu'elle accueillait des circulations quotidiennes provenant de Paris. Cette gare aurait pu être dotée d'une véritable étoile ferroviaire si le dernier projet en date (1935) de ligne nouvelle du P-O Saint-Germain-des-Fossés - Limoges avait été retenu et réalisé. Aujourd'hui, toute hont bue, les élus locaux envisagent de transformer la section Montluçon-Evaux en voie prétendument verte, laissant à la route, à ses pollutions, à ses gaspillages et à ses accidents toute les fonctions de transport public et de fret. ©RDS
Ce tracé du ministère fut complété par une proposition complémentaire du Conseil supérieur des Chemins de fer. Ce dernier proposait de mailler le réseau en construisant un long raccordement nouveau d’environ 18 km entre la ligne Montluçon-Eygurande-Merlines et la ligne nouvelle. Il était amorcé au nord sur la commune de Saint-Genest, à 10 km au sud de Montluçon, passait par la commune de Chambon (desservie à l’est par la station de Budelière-Chambon de la ligne Montluçon-Eygurande-Merlines) pour s’embrancher à la ligne nouvelle sur la rive droite de la vallée de la Tardes au sud-ouest d’Evaux-les-Bains. Ce raccordement aurait permis de tracer des trains Montluçon-Limoges via la section ouest de la ligne nouvelle, suivant un itinéraire situé à environ quinze à vingt kilomètres presque parallèlement au sud de l’itinéraire historique via Guéret, guère plus court mais certainement mieux tracé.
Faute de réalisation d’une nouvelle infrastructure, le P-O envisagea l’électrification des itinéraires existants
Ne pouvant désormais espérer la réalisation d’une nouvelle infrastructure entre Saint-Germain-des-Fossés et la proximité de Limoges, la compagnie du Paris-Orléans envisagea sérieusement dès les années 1935 l’électrification sur son territoire des deux lignes existantes permettant de relier Lyon à Bordeaux, celle via Montluçon et celle via Ussel.
Carte (autour de 1935) des électrifications réalisées ou programmées sur le réseau de la compagnie du Paris-Orléans. Les deux sections au nord du Massif central (via Montluçon) et dans la partie centrale (ligne "des Puys") auraient été équipées de caténaires, améliorant les temps de parcours sur ces lignes aux profils tourmentés. Ces deux projets n'ont jamais été réalisés et la SNCF a non seulement supprimé tout train direct mais fermé aux voyageurs la section Clermont-Ferrand-Ussel, soit 105 km...
Le compagnie avait ainsi inscrit à son programme d’électrification par caténaire établi en 1935 environ, la ligne Clermont-Ferrand-Brive, soit 197 km de voie unique, et la ligne Gannat-Saint-Sulpice-Laurière, soit 191 km de voie unique mais avec réservation d'un espace pour une deuxième voie. Notons qu’elle n’envisageait pas de poursuivre cette électrification depuis Brive ou Limoges jusqu’à Coutras via Périgueux. Mais ces deux projets d’électrification concernaient les sections aux profils les plus difficiles.
Notons que l’électrification au sud de Brive fut entamée jusqu’à Montauban et Toulouse, par le binôme des compagnies P-O-Midi, relayé par la SNCF à partir de 1938, avec mise en service en pleine guerre, en 1943.
Pour compléter ce chapitre, notons que le projet de voie directe reliant à Saint-Sulpice-Laurière la ligne provenant de Montluçon vers le sud de l’axe Paris-Toulouse, pour éviter un rebroussement des circulations, fut l’objet d’un âpre débat. Le conseil général de la Creuse s’opposa à sa réalisation – qui n’eut jamais lieu - car il entendait privilégier les relations depuis Guéret vers Poitiers et Nantes au détriment de celles vers Bordeaux.
La capacité créatrice du monde ferroviaire pour l’accélération des flux ne date pas des LGV
Toutes ces études, qui certainement mobilisèrent nombre d’ingénieurs, géomètres et dessinateurs durant plus de vingt ans, démontrent deux choses. D’abord, elles traduisent la capacité créatrice du monde ferroviaire en matière d’accélération des flux, qui ne date pas des lignes à grande vitesse, les LGV. On relèvera que ce projet « Suisse-Atlantique » venait doubler une ligne existante avec pour but d’accélérer les circulations et de dissocier les trains à longue distance des circulations de desserte régionale, même si les deux pouvaient s’interpénétrer comme le montre le projet complémentaire du Conseil supérieur des Chemins de fer. Un concept général qui n'est pas sans rappeler celui des LGV, postérieures d'un demi-siècle.
Gare de Gannat. La caractéristique commune des trois projets de liaison accélérée était d'éviter le passage par cette localité du sud du département de l'Allier en transitant depuis Saint-Germain des Fossés vers l'ouest par le nord de Gannat. L'importance des bâtiments traduit pourtant le rôle clé de cette gare à la frontière des anciens réseaux du PLM (lignes vers Saint-Germain-des-Fossés, vers Clermont-Ferrand et vers La Ferté-Hauterive) et P-O (ligne vers Commentry et Montluçon). ©RDS
Il n’a donc pas fallu attendre les années 1970 pour imaginer ces sortes d’autoroutes ferroviaires que sont les lignes à grande vitesse. Déjà, ce projet du P-O, comme celui du PLM d’une longue section nouvelle dans le Var permettant de relier directement Avignon à la Côte d’Azur et à Nice, montraient que le raccourcissement des distances et l’optimisation des profils permettaient d’obtenir des gains de temps considérables, à vitesse maximale des engins de traction équivalente. Rappelons pour mémoire que la division par presque deux des temps de parcours entre Lyon et Paris grâce à la LGV Sud-Est a été pour partie permise par la diminution du linéaire de près de 74,5 km environ entre les deux villes : 433,3 km contre 507,5 km, soit une diminution de plus de 14,5 %.
Ce projet de ligne nouvelle du P-O illustre la politique de maillage multipolaire du territoire par la IIIe République
Ensuite, relevons la conception polycentrique des réseaux qui animait ce début du XXe siècle. Politiquement, la IIIe République fut marquée par l’influence des notabilités de « province ». Le réseau ferroviaire qu’elle développa fut caractérisé par un important renforcement du maillage régional et local, en particulier avec le « Plan Freycinet » de 1878 qui visait à desservir chaque sous-préfecture par le réseau principal. La seule qui ne fût finalement pas desservie était Barcelonnette, malgré des travaux avancés mais jamais terminés pour la relier depuis Chorges. En outre, ce plan ambitionnait de desservir chaque chef-lieu de canton par les lignes secondaires. Elles furent réalisées à l’économie, tant en matière de tracé que d’armement de la voie, les condamnant à terme faute de modernisations… qui ne survinrent quasiment jamais.
Façade du bâtiment voyageurs de la gare de Busseau-sur-Creuse. Déjà à l'amorce de la ligne d'Ussel (aujourd'hui amputée au sud d'Aubusson) sur la transversale Gannat-Saint-Sulpice-Laurière, cette gare eût été au centre d'une véritable étoile ferroviaire si le projet de ligne nouvelle Saint-Germain-des-Fossés-La Jonchère proposé en 1919 avait été réalisé : il passait par Busseau-sur-Creuse. (Doc. Wikipedia/Mossot)
Le projet Suisse-Atlantique eut au départ principalement une motivation stratégique, celle de véhiculer latéralement les troupes américaines débarquées à l’ouest, loin du front situé au nord de Paris. Mais son objectif devint aussi de mailler un territoire national profondément divisé, dans sa moitié méridionale, entre Est et Ouest par le Massif central. Or les compagnies, avant la nationalisation de 1938, étaient très impliquées par nature dans les territoires qu’elles desservaient et son maillage était un puissant moyen d’optimiser le réseau et ses lignes maîtresses. La SNCF jacobine prit l’exact contrepied de ce concept dès sa naissance, bras armé d’un Etat déjà investi par un lobby routier en pleine ascension.
L’axe Lyon-Bordeaux fut parcouru par des trains reliant Suisse ou Italie du Nord à la façade atlantique
Nous rappellerons que, même sans la ligne nouvelle, l’axe Lyon-Bordeaux fut parcouru sur sa partie centrale, durant l’entre-deux guerres et après la Seconde Guerre mondiale, par des trains grandes lignes reliant de l’Est, la Suisse et l’Italie du Nord à la façade atlantique. Et ceci malgré le tracé difficile et la faible capacité de la section Gannat-Saint-Sulpice-Laurière.
Gare de Boën, sur la ligne Saint-Etienne-Clermont-Ferrand actuellement amputée de sa section centrale Boën-Thiers ce qui soulève une indignation générale des populations et de leurs élus. Cette gare aurait pu être desservie par des Lyon-Bordeaux effectuant le plus court des parcours ferroviaires grâce à la ligne Lyon Saint-Paul-Montbrison de la compagnie DSE, absorbée par le PLM et fermée par la SNCF. Le linéaire Lyon-Bordeaux via Montbrison et Ussel affichait 586 km, soit un économie de 53 km ou 8,3% par rapport à l'itinéraire via Montluçon... ce qui n'est pas négligeable sur une telle distance. ©RDS
Pour mémoire, le tracé potentiellement le plus court entre Lyon et Bordeaux fut réalisé avec la construction de la ligne Lyon Saint-Paul-Montbrison de la compagnie des Dombes et du Sud-Est (DSE) des frères Mangini. Embranchée à Montbrison sur la ligne Saint-Etienne-Clermont-Ferrand, elle eût offert un itinéraire de Lyon Saint-Paul à Bordeaux - via Thiers, Clermont-Ferrand, Eygurande-Merlines, Ussel, Tulle, Brive, Coutras - totalisant 586 km. Mais il ne connut jamais aucun train direct. Cet itinéraire, certes le plus tourmenté en matière de profil, eût été nettement plus court que celui via Roanne, Gannat, Montluçon et Limoges qui affiche 639 km (gain de 53 km), ou que celui via Roanne, Clermont-Ferrand, Ussel, Brive, qui affichait 629 km (gain de 43 km).
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(1) Lien vers notre étude sur l'histoire des projets non réalisés sur P-O :
Le réseau ferroviaire français promettait de se développer encore quelques années seulement avant la constitution de la SNCF en 1938. Plusieurs projets ont vu leurs travaux amorcés, d'autres furent simplement l'objet de concessions, définitives ou éventuelles, pour compléter les réseaux des trois compagnies irriguant le Grand Sud-Est : Midi, Paris-Orléans (P-O) et Paris-Lyon-Méditerranée (PLM).
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