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Raildusud : l'observateur ferroviaire du grand Sud-Est
30 août 2020

La face sombre de la numérisation des titres de transport : exclusion spatiale, sociale et générationnelle

 La numérisation des titres de transport n’est plus seulement une facilité offerte aux plus « agiles », c’est devenu une contrainte qui engendre des inégalités croissantes. De plus en plus de réseaux, SNCF en tête, visent à supprimer non seulement les supports papiers mais aussi, c’est indissociable, les intermédiaires humains dans les transactions visant à délivrer un billet de train ou un ticket de transport urbain. Au point que c’est le client voyageur qui semble passer au service de l’entreprise de transport.

  Comme d'autres, le réseau urbain TaM (Transdev, Montpellier) propose dans ses annonces automatiques diffusées dans les tramways et autobus, l’achat des titres de transport « aux distributeurs automatiques en station ou par l’appli » proposées sur les téléphones portables. Il n’est plus fait mention d’achat chez les buralistes, qui pourtant continuent de les proposer. Les distributeurs automatiques acceptent cartes bancaires et monnaie mais, pour cette dernière, ils commettent parfois des erreurs d’enregistrement des pièces aux dépens des clients.

A la SNCF, une incitation punitive à l’usage d’internet

 La SNCF fait plus fort, puisque sa tarification favorise délibérément les achats par internet. Sur le réseau national, elle réserve l’exclusivité de ses ventes à bas coûts pour les trains à grande vitesse Ouigo au canal internet. Aucune vente au guichet ou au distributeur n’est tolérée, pas plus que les échanges. Or les Ouigo sont souvent assurés sur des sillons récupérés sur les TGV classiques ou « Inoui », et désormais alternent avec eux dans le graphique. Un changement de dernière minute en gare, dans un sens ou dans l’autre, avec basculement sur le suivant est impossible, pas plus d’ailleurs que sur Internet puisque les deux tarifications sont étanches.

DSCN2820Batterie de distributeurs de titres de transport en gare de Grenoble (TER, bus interurbains, réseau urbain), à proximité des guichets TER séparés de ceux destinés aux grandes lignes, eux-mêmes équipés de leurs propres distributeurs. Seules les grandes gares conservent autant de prestations (coûteuses par l'abondance de machines). Dans de nombreuses gares non gérées, les distributeurs de tickets sont soit absents soit dégradés. ©RDS

 Pour les TGV Inoui ou les Intercités à réservation obligatoire, la discrimination est moins brutale mais existe bel et bien. Les tarifs promotionnels les plus intéressants, destinés à vendre des places à bas prix pour  augmenter le taux de remplissage des trains, ne sont proposés que sur Internet, tandis que les autres tarifs, eux-mêmes modulés, sont proposés de façon égale sur les distributeurs en gare ou aux guichets. Notons enfin que les avantages liés aux cartes de fidélité (Grand Voyageur…) ne sont disponibles que par internet, à l’exclusion de tout guichet ou automate. L’ensemble constitue donc bien une incitation punitive à l’usage d’internet.

Quant à la possibilité d'acheter son billet par téléphone, elle implique soit l'usage d'internet pour la réception (smartphone ou ordinateur plus imprimante) soit un long délai d'envoi par courrier postal ce qui ne facilite ni la fluidité ni les achats pour départ proche.

Régions et SNCF ont massivement supprimé les guichets dans les gares TER

 Au chapitre des TER, la SNCF et les régions ont massivement supprimé des guichets en gare. Dans les établissements les plus petits, toute présence humaine a souvent disparu. Le sommet est atteint lorsque les distributeurs automatiques ont eux aussi disparu ou, s’ils sont présents, tombent en panne. Par ailleurs, ces distributeurs n'acceptent que la carte bancaire ou les pièces de monnaie, mais pas les billets de banque. L’absence de tout agent facilite les dégradations sur les automates.

L’année dernière, un débat a agité les médias avec l’imposition d’une surtaxe systématique dans une région de l’Est lors de l’achat d’un billet dans le TER auprès du contrôleur, même en cas d’impossibilité de l’acquérir en gare. La SNCF  a répliqué, avant de se raviser, en renvoyant à l’achat sur internet… ou en proposant des « guichets mobiles » qui tourneraient de village en village d’une semaine à l’autre. En matière de fluidité d’accès au train, on ne pouvait faire plus bureaucratiquement discriminant.

 Car l’accès à internet est par essence fortement discriminant puisqu’il impose deux intermédiaires de haute technicité et d’un coût certain : d’une part l’ordinateur ou le smartphone, leur achat/renouvellement et leur manipulation ; d’autre part le système informatique internet, sa complexité logique et les abonnements qui permettent d’y accéder. Aller à pied à la gare du chef-lieu de canton (quand il en reste une) ou en autocar jusqu’à celle de la sous-préfecture pour y acheter au guichet son billet de train en correspondance, est moins complexe mentalement, plus sécurisant grâce à l’échange humain, et même moins coûteux en investissement initial si l’on compte le prix de l’ordinateur, du smartphone et l’abonnement au réseau.

 On voit ainsi se dessiner une triple exclusion : territoriale, sociale, générationnelle.

Les « territoires éloignés » sont mal couverts par internet… après avoir été désertés par les trains ou privés de guichets

 L’exclusion territoriale correspond aux trous dans la couverture internet du territoire, particulièrement par les réseaux de téléphonie mobile. L’UFC-Que Choisir jugeait récemment  que 12,8 millions de personnes ne disposent pas d’un internet de qualité. En 2019, le Défenseur des droits indiquait qu’un tiers des habitants de communes de moins de mille habitants n’ont pas accès à un internet filaire de qualité, rappelait le Canard Enchaîné ce mois-ci. « Or ce sont les mêmes qui ne disposent pas d’une bonne couverture mobile », ajoutait-il.

DSCN1393La Bastide-Saint-Laurent-les-Bains, sur la ligne Nîmes-Clermont-Ferrand et à l'origine de la ligne vers Mende et Le Monastier. Malgré son rôle de petit noeud ferroviaire, la gare est privée de guichet depuis plusieurs années... et de buffet. ©RDS

 Selon l’Arcep, l’autorité des télécommunications, 15 % des abonnés mobile de Bouygues Telecom, 18 % des abonnés d’Orange, 19 % des abonnés SFR et même 37 % des abonnés Free subissent des ralentissements importants, principalement en zones rurales. Or curieusement, ce sont les mêmes territoires « éloignés » qui ont vu disparaître leurs guichets, supprimer leurs trains, fermer leurs gares de proximité. Ils subissent donc une double exclusion : difficulté d’accès aux réseaux internet pour acheter leurs billets de trains ; éloignement des premières gares d’accès au réseau ferroviaire. La fracture territoriale dans toute sa splendeur.

 L’exclusion sociale est liée aux coûts d’accès aux réseaux internet, filaires ou mobiles, aux coûts d’achat des équipements terminaux, aux difficultés de manipulation des sites marchands.  Sur ce dernier point, la complexité des tarifications SNCF et de leurs strates induit une complexité des sites marchands (et leur multiplicité : Ouigo, Inoui, Intercités ; TER par régions…) qui constitue une barrière de plus pour des clientèles modestes. Si les Ouigo s’adressent, avec succès, pour partie à ces clientèles, c’est à celles vivant dans les métropoles, mieux équipées et mieux entraînées à la manipulation d’internet. En outre, les Ouigo visent aussi les familles métropolitaines quels que soient leurs revenus… et créent des effets d’aubaine pour des clientèles parfaitement aisées mais « agiles » et « branchées ».

44 % des plus de 60 ans ne disposent pas de smartphone, un Français sur trois manque de compétences internet

 L’exclusion générationnelle induite par l’obligation d’utiliser internet est flagrante. Selon les Petits Frères des Pauvres, cités par le même hebdomadaire, en 2018 ont trouvait 21 % des plus de 60 ans qui ne disposaient pas d’internet, 44 % qui ne disposaient pas de smartphone (50 % des plus de 75 ans). Il est probable que ces taux augmentent dans les territoires « éloignés », d’autant qu’ils disposent de moins bonnes connections.  Plus généralement, l’Insee a relevé en 2019 que un Français sur six n’utilise jamais internet et qu’un sur trois « manque de compétences numériques de base pour s’en servir avec aisance ». Fin 2018 le CSA affirmait que « près d’un quart des plus de 60 ans sont en situation d’exclusion numérique », laquelle toucherait 11 millions de Français (raccordés ou non).

  La numérisation forcée et punitive de l’obtention des titres de transport par la SNCF – et probablement par d’autres transporteurs à l’avenir – répond à une logique commerciale court-termiste : celle de diminuer le coût d’émission des billets en supprimant les intermédiaires humains, en répartissant la plus-value entre l’entreprise  et le client. Mais elle répond aussi à la subjectivité d’élites décisionnaires qui ne connaissent plus « le terrain » et imaginent une société constituée à l’image de leur milieu - techniciste, métropolitain, amnésique, adaptatif, survolté. La fracture sociale a pour origine une fracture mentale.

Les risques commerciaux de la numérisation forcenée, l’indispensable ré-humanisation

 Or parallèlement à la rétraction historique du réseau ferroviaire français depuis la moitié du XXe siècle, cette numérisation forcée de l’accès aux trains comporte des risques commerciaux considérables. Nous noterons tout particulièrement le découragement de nombreux publics situés aux marges du réseau ferroviaire pour y accéder, ou pour renouer avec l’usage du train, particulièrement sur les réseaux régionaux qui ont vu leur offre globalement augmenter depuis la décentralisation. Le sentiment d’injustice aussi, est ressenti par des personnes moins agiles ou plus modestes, dégradant l'image du transporteur.

DSCN2003Gare de Rives, sur la ligne Grenoble-Lyon. Ce terminus des services TER cadencés de la grande banlieue grenobloise est desservi par les TER poursuivant vers Saint-André-le-Gaz mais ne voit pas s'arrêter les trains semi-directs à destination de Lyon. Le guichet est resté ouvert sauf les samedis, dimanches et fériés, alors que celui de la gare de Tullins-Fures, située à une dizaine de kilomètres sur la ligne Grenoble-Valence, a été fermé. ©RDS

L’annonce par le nouveau PDG de la SNCF Jean-Pierre Farandou de l’arrêt de la suppression des guichets dénote une prise de conscience. Mais elle est tardive. Or la ré-humanisation des gares et des trains semble aujourd’hui une condition du retour au ferroviaire, tant par l’accessibilité aux titres de transport que par la sûreté. De même, la simplification des tarifs et des « produits » paraît indispensable. Leur complexité a été structurellement permise – et encouragée - par l’informatisation massive des circuits de vente, le basculement sur internet et la désintégration parallèle du statut des circulations (nationales, régionales…). Cette complexité ralentit gravement le temps consacré aux ventes aux guichets, diminuant leur productivité et faisant exploser leurs coûts... Et justifiant, de ce fait, leur disparition. Elle rend opaque la tarification sur internet.

 Devenant des fins et non plus des moyens car infiniment sophistiqués et puissants, ces outils numériques et ces automatismes ont détourné leur utilisateur de son objectif premier : le transport de masse des populations, donc accessible, simple et régulier. Ils deviennent ainsi les vecteurs de la décomposition de ce qu’ils prétendaient réunir.

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Raildusud : l'observateur ferroviaire du grand Sud-Est
  • Le chemin de fer est indispensable à toutes nos villes et ne doit pas être l'apanage de la seule région-capitale. Les lignes transversales, régionales et interrégionales doivent contribuer à une France multipolaire, équitable au plan social et territorial.
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